HOMMAGE À PETER BROOK (1925—2022)

Au festival
mercredi6juillet 2022

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Le Festival d’Aix a appris avec grande émotion la disparition de Peter Brook le 2 juillet dernier ; immense metteur en scène de théâtre, avec une incursion singulière et marquante dans le monde de l’opéra, il a marqué la scène internationale par la diversité et l’universalité de ses parcours comme peu de créateurs de sa génération. La richesse humaniste de ses recherches et de son travail résonnent avec les voies empruntées par le Festival d’Aix depuis sa refondation par Stéphane Lissner ; en s’emparant du Don Giovanni d’ouverture de la saison 1998, Peter Brook a accompagné notre institution dans sa métamorphose scénique contemporaine. Grand théoricien du dépouillement et de « l’espace vide », profondément attaché au multiculturalisme, maître dans la relecture de Shakespeare et des grands mythes, il a par ailleurs inspiré Pierre Audi dans sa jeunesse et a dessiné les chemins artistiques qu’il a empruntés depuis lors.

C’est avec Shakespeare que Peter Brook commence sa longue et brillante carrière en 1946 sur la scène britannique - Peines d’amour perdues, le début d’une révolution esthétique autour de la figure tutélaire du théâtre anglais ; c’est avec Mozart qu’il fait ses adieux aux Théâtre des Bouffes du Nord en 2010, en signant Une Flûte enchantée - un adieu à la maison qu’il avait investie depuis 1974, et à laquelle il avait redonné vie. Shakespeare et Mozart : deux figures dont Peter Brook a merveilleusement creusé la complexité et la beauté des œuvres, et dont le Festival d’Aix s’est fait le réceptacle au tournant des années 2000.

Le Don Giovanni créé en 1998 au Théâtre de l’Archevêché signe en effet le retour à l’opéra de Peter Brook, depuis La Tragédie de Carmen (1981) et Impressions de Pelléas (1992), deux exemples majeurs de recompositions d’œuvres du répertoire dont il a le secret. Le nouveau directeur Stéphane Lissner convoque cette année-là une équipe artistique de grande envergure (Claudio Abbado et Daniel Harding à la baguette du Mahler Chamber Orchestra) pour donner un nouveau souffle à l’opéra historiquement phare du Festival. La production reprise en 1999 et 2002 constituera une épine dorsale de l’institution refondée. Sur une scène presque vide aux allures de théâtre de tréteaux, les chanteurs manipulent d’immenses bâtons de couleur ; car chez Peter Brook, tout fait théâtre – un drap, quelques bancs – pour donner vie aux personnages et à la musique de Mozart dans toute sa force et sa simplicité. La production fait délibérément confiance à la jeunesse : Véronique Gens est une Elvira poignante, le Suédois Peter Mattei, choisi par Peter Brook, incarne le rôle-titre et est révélé au grand public à cette occasion ; le tout jeune Daniel Harding dirige le Mahler Chamber Orchestra nouvellement formé, offrant une approche inédite de la musique de Mozart sur instruments modernes et en petit effectif. C’est donc dans cette version minimaliste, mais pleine de vie, que Peter Brook signe le début d’une révolution scénique au Festival d’Aix. Il souhaitait fondre musique et théâtre, aborder Mozart sous un angle proche de celui du théâtre musical, avec naturel et cohésion entre la fosse et la scène afin que le public se laisse saisir par la modernité de Don Giovanni.

VIDÉO : EXTRAIT DU DON GIOVANNI DE PETER BROOK

Le Festival d’Aix invite à nouveau Peter Brook en 2002 pour approfondir cette question du théâtre musical, cette fois-ci autour de Shakespeare. Au domaine du Grand Saint-Jean qu’il affectionnait particulièrement, il présente La Tragédie d’Hamlet, éprouvant une nouvelle fois sa méthode révolutionnaire pour l’opéra et le théâtre consistant à présenter une libre interprétation resserrée de grands classiques pour mieux dégager l’essence même des œuvres. Alors qu’il a toujours exploré cette pièce – notamment dans ses premières années de mise en scène, par le théâtre de marionnettes – Peter Brook travaille cette fois-ci une nouvelle version française du texte par Jean-Claude Carrière pour nourrir ses réflexions sur les méandres et les possibilités qu’offrent l’œuvre de Shakespeare et interroger où se trouve le véritable nœud de la tragédie dans Hamlet. Faisant corps avec la musique d’Antonin Stahly, la production – applaudie au Festival pour son intensité et sa justesse – illustre le cheminement de Brook dans sa compréhension du mystère d’Hamlet : il faut « oublier Shakespeare pour commencer à le trouver », le déconstruire pour mieux le comprendre.

Le Festival d’Aix ne retient pas uniquement de cet immense homme de théâtre ces deux productions ; son héritage bien plus vaste irrigue l’identité même de notre institution.
Il est d’ailleurs frappant de voir à quel point sa présence semble planer sur les productions du Festival cet été. Le lancement de notre édition 2022 avec Résurrection de Romeo Castellucci fait écho aux idées de Peter Brook sur la révolution du théâtre classique - concepts qu’il formule dans L’Espace Vide (1968). Il aimait « la beauté des ruines », qui permettent de vivre une « expérience humaine plus concentrée ». Au Stadium de Vitrolles, réinvesti après vingt ans de fermeture, le Festival veut à son tour faire vivre le théâtre et la musique dans ce nouveau lieu, pour renouveler le rapport du public à une œuvre, un espace, une mise en scène – à l’expérience même du spectacle -, comme cela avait été le cas aux Théâtre des Bouffes du Nord. 

L’épure de L’incoronazione di Poppea (Monteverdi) mis en scène par Ted Huffman au Jeu de Paume, avec son décor réduit et son travail sur un jeu de white box et black box peut également se lire au prisme du travail de Brook – un théâtre minimaliste et minutieux, éminemment juste et émouvant ; Salomé (Strauss) d’Andrea Breth au Grand Théâtre de Provence nous rappelle le scandale de la mise en scène du même opéra par le jeune Brook en 1948 à Covent Garden, événement qui le propulse sur le devant des scènes institutionnelles ; enfin, Idomeneo (Mozart), dont s’empare cette année Satoshi Miyagi au Théâtre de l’Archevêché, nous invite à nous souvenir du monumental Mahabharata de Brook dans les carrières de Boulbon (1985) – épopée sanskrite que Miyagi a également explorée trente ans plus tard dans le même lieu.

Tout en nous aujourd’hui vibre de l’héritage de Peter Brook, à l’unisson de son travail, de sa recherche de nouvelles voies et formes de spectacles, dans le sillage de sa vocation-destin, telle qu’il l’évoquait en 2017 au micro de Michael Billington : « Il est important de nager à contre-courant et d’accomplir tout ce que nous pouvons dans notre champ. Le destin avait choisi pour moi le théâtre, et dans le théâtre m’incombait la responsabilité d’être aussi positif et créatif que possible. Céder au désespoir n’est qu’un prétexte ».

L’édition 2022 du Festival est dédiée à son souvenir.