DEBUSSY ET LA MUSIQUE FRANÇAISE AU FESTIVAL D’AIX

Histoire du Festival
jeudi25avril 2024

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Pelléas et Mélisande (1902), unique opéra achevé de Claude Debussy, fait son retour au Festival d’Aix en juillet 2024 dans la production imaginée par Katie Mitchell en 2016. L’œuvre avait fait une entrée tardive au répertoire du Festival, en 1966 – complétant le vaste ensemble d’œuvres de Debussy déjà présentées au concert depuis la fondation du Festival en 1948. Dans une programmation riche en musique française de la Renaissance à la période contemporaine souhaitée par Gabriel Dussurget, Debussy occupe une place centrale, participant à la construction de l’identité de la manifestation, et conservant depuis une discrète mais vivante présence. Aux deux productions de Pelléas et Mélisande (1966 et 2016) qui marquèrent chaque fois le public d’Aix par leurs audaces scéniques, c’est toute l’œuvre de Debussy qui trouve sa place dans un Festival qui favorise aussi bien l’épanouissement des voix dans la pratique du récital – et l’audition des plus célèbres mélodies du compositeur français – que dans celle des concerts symphoniques de prestige, où l’on peut entendre les plus belles pages de sa composition.

1966 : L’ENTRÉE AU RÉPERTOIRE DE PÉLLEAS – BRUMES NORDIQUES ET IDENTITÉ AIXOISE

Près de vingt ans après sa fondation, le Festival d’Aix programme pour la première fois Pelléas et Mélisande en 1966. La soirée est attendue par le public aixois, qui a surtout été imprégné depuis 1948 d’opéras de Mozart, Rossini et Monteverdi.

L’entrée de Pelléas et Mélisande au répertoire du Festival d’Aix-en-Provence est un événement qui fera sans doute couler beaucoup d’encre, et qui promet de vigoureuses discussions.

Claude Rostand, Les Cahiers des Amis du Festival, mars 1966

On pense que l’œuvre ne conviendra pas au « style d’Aix » : le sujet médiéval et nordique de Pelléas pourra-t-il correspondre au caractère méditerranéen du Festival et à son ciel provençal ? Les représentations du mois de juillet 1966 prouvent que le pari est réussi.

Il arrive à Bayreuth, à Salzbourg, à Vienne, que les représentations ne soient pas beaucoup meilleures que dans des lieux moins célèbres, mais ce qui ne manque pas, c’est l’atmosphère qui crée les conditions favorables à l’émotion et au plaisir esthétiques. C’est justement le climat propre à Pelléas, où se sont confondus les génies de Maeterlinck et celui de Debussy, que Jacques Dupont a su instaurer dans la ville la moins sujette à suggérer les brumes du Nord, Aix en Provence.

Marcel Schneider, Nouvelles littéraires, 4 août 1966

Le défi consistait également à faire entrer sur la scène du Théâtre de l’Archevêché, conçu par Cassandre, un orchestre à l’effectif considérablement plus élevé que pour des opéras de Mozart :

La scène, avec ses 6,50m de profondeur, et la fosse, avec ses musiciens débordant, les soirs de Pelléas jusqu’à l’entrée des coulisses, continuaient de poser des problèmes insolubles.

Note sur la programmation du Festival d’Aix, 1973 (Archives municipales d’Aix-en-Provence)

Pourtant, le succès musical est pleinement au rendez-vous. Serge Baudo, invité au Festival depuis 1959, qui dirige l’Orchestre de la Société des concerts du Conservatoire, est le musicien le plus réputé pour interpréter Pelléas – en avril 1962, il avait remplacé au pied levé Herbert von Karajan à la Scala de Milan pour un cycle de représentations. En 1966, à Aix, il fait sonner un orchestre « clair et lyrique ».

On a le cœur pris par la magie des timbres : c’est une cascade d’émerveillements.

Bernard Gavoty, Le Figaro, 27 juillet 1966

Après Aix, Serge Baudo dirige Pelléas à Vienne pour ses débuts au Staatsoper (1967) : le Festival est un des jalons de la diffusion de cette interprétation de référence du chef-d’œuvre lyrique de Debussy.

L’originalité de la production du Festival repose surtout sur sa mise en scène : comme pour de nombreux spectacles aixois, Gabriel Dussurget fait appel à un peintre-décorateur, Jacques Dupont. Celui-ci fait tendre un voile de tulle depuis la scène jusqu’au balcon pour nimber l’atmosphère d’étrangeté ; et l’ensemble de la composition scénique répond à l’onirisme de la musique de Debussy.

Dans une ombre bleutée, les décors se fondent, se dénouent, s’assemblent, justifiant les interludes. Rien de trop figuratif, aucun excès de symbolisme, la juste mesure accordant moins aux formes qu’à la couleur. Forêts esquissées, mers lointaines, stalactites d’argent, pièces voûtées, humides, lumière avare suggérant des destins prisonniers. Ce n’est pas une décoration, c’est le cadre idéal d’une toile peinte avec des notes. Grâce à Jacques Dupont, l’œil lui-même écoute.

Bernard Gavoty, Le Figaro, 27 juillet 1966

Enfin, le baryton Gabriel Bacquier, chanteur-phare du Festival, est une des principales raisons du succès de la production. Il apprend le rôle de Golaud spécifiquement pour l’occasion, à la demande de Gabriel Dussurget et Serge Baudo, et grâce au soutien d’Irène Aïtoff, cheffe de chant sur de nombreuses productions mozartiennes du Festival d’Aix depuis les années 1950. Le succès général de la production entraîne des reprises, en 1968 et 1972. Serge Baudo conserve la direction d’une production dont la distribution varie ; l’Orchestre de la Société des concerts du Conservatoire est devenu l’Orchestre de Paris ; et le public aixois apprécie de plus en plus ce qu’il considère désormais comme une production faisant partie du répertoire du Festival.

Ce Pelléas et Mélisande est mieux qu’une grande représentation. C’est Aix retrouvé. Lundi, dans la Cour de l’Archevêché, régnait ce qui fit la gloire du Festival : l’enchantement au sens magique du terme.

Jean Cotte, France Soir, 27 juillet 1972

L’originalité de la proposition scénique et musicale justifie d’ailleurs que la production soit retransmise en Eurovision, dès 1966. Depuis 1958, certains opéras sont captés et diffusés sur plusieurs chaînes de télévision internationales, permettant d’accroître la notoriété du Festival d’Aix en dehors du cadre des représentations de la cour de l’Archevêché :

Depuis 8 ans, la télévision se déplace en force à Aix : cinq camions, un car enregistreur et son monteur, spécialiste de musique classique, cinq caméras, vingt micros, un réalisateur, deux assistants, un script, un directeur de la photo.

L’Express, 25-31 juillet 1966

La réalisation télévisée de Pelléas est particulièrement réussie en 1966, jouant pour la première fois sur la variété des cadrages et permettant de saisir les subtilités musicales et le raffinement du décor (Jean Barrénat, L’Humanité, 29 juillet 1966).

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DEBUSSY : SYMBOLE MODERNE DE LA MUSIQUE FRANÇAISE

Le choix de porter Pelléas et Mélisande en 1966 à la scène complète une vaste programmation de « musique française » au Festival, dans laquelle l’œuvre de Debussy occupe une place de choix, dans toutes les facettes de son œuvre. Dès les premières années de création du Festival, Gabriel Dussurget invite Robert Casadesus à donner plusieurs des Préludes pour piano en récital (1949) ; de nombreux concerts symphoniques de prestige comportent également des œuvres de Debussy dans leur programme. En 1950, l’Orchestre de l’ORTF dirigé par Charles Munch joue Iberia ; et en 1954, La Mer est interprétée lors de l’unique et remarquée prestation de l’Orchestre philharmonique de Londres dirigé par Herbert von Karajan aux Baux-de-Provence, aux côtés de l’ouverture Leonore III (Beethoven) et de La Symphonie fantastique (Berlioz). Dans les années 1960, Serge Baudo à la tête de l’Orchestre de Paris dirige fréquemment d’autres concerts de « musique française » – affirmant son rôle de premier plan dans la diffusion du répertoire debussyste.

La musique de Claude Debussy participe de façon plus générale à la politique de valorisation de la musique française du Festival d’Aix jusque dans les années 1970. À partir de 1966, plusieurs « soirées de musique française » sont organisées dans la basilique de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume. Les programmes couvrent un vaste champ de la musique religieuse et profane de la Renaissance à Debussy, façonnant une longue filiation musicale nationale dont ce dernier serait l’héritier et le meilleur représentant.

Enfin, le Festival d’Aix a toujours privilégié l’exercice du récital pour mieux faire connaître les artistes de sa programmation lyrique dans d’autres répertoires. Les fréquents récitals de Teresa Stich-Randall et Régine Crespin dans les années 1950 et 1960 incorporent souvent des mélodies du compositeur français. Cela s’accentue dans les années 1970, lorsque le nouveau directeur Bernard Lefort réaffirme l’importance de valoriser les grandes voix, notamment à travers la pratique du récital : ceux de Jane Rhodes ou Teresa Berganza sont parfois entièrement consacrés aux mélodies de Debussy (1978), ou dédiés à des « panoramas de la mélodie française » (1979).

Après le départ de Gabriel Dussurget, le Festival d’Aix ne revendique plus aussi clairement un lien privilégié à la musique française, mais Debussy n’est pas oublié, et reste régulièrement servi par des interprètes de qualité. Son œuvre pour piano est mise en avant par Pierre Barbizet en récital en 1973 ; Alain Planès la donne en version intégrale lors de quatre concerts au Théâtre du Jeu de Paume en 2005. Sa musique de chambre est également fréquemment jouée, particulièrement dans le cadre du travail de l’Académie européenne de musique (concert final de la Résidence de musique de chambre 2018). La même année, Stéphane Degout se produit en récital, avec un programme consacré à la mélodie française et dans lequel Debussy occupe une large place. La participation de grandes formations orchestrales de renom à Aix profite également à Debussy, présenté non plus comme le successeur de Rameau, mais comme le contemporain des grands noms de la modernité musicale : Pierre Boulez dirige le Mahler Chamber Orchestra en 2000, où l’on peut écouter Jeux aux côtés de la Symphonie n°10 de Mahler ou encore des pièces de Schönberg et Ravel ; en 2007, un concert du Berliner Philharmoniker dédié à la musique française de Berlioz à Dusapin, en passant par Ravel et Debussy – Prélude à l’Après-midi d’un faune est dirigé par Sir Simon Rattle ; et on le retrouve aussi au programme d’un concert de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée sous la direction Kazushi Ono (2018).

L’ensemble du catalogue de Claude Debussy a participé à construire progressivement l’identité du Festival d’Aix, entre héritage d’une identité musicale française à affirmer, et prestige d’une œuvre moderne à continuer de défendre.

PELLÉAS 2016 : KATIE MITCHELL ET LE RÊVE DE MÉLISANDE

La production de Jacques Dupont disparaît avec l’ère Dussurget ; à la fin du XXe siècle, le Festival d’Aix s’attache alors plutôt à redécouvrir des pans entiers du répertoire lyrique français oublié, notamment baroque. Pelléas et Mélisande ne fait son retour à Aix qu’en 2016, dans une mise en scène de Katie Mitchell. Le Festival offre à son public ce qui est désormais devenu un classique de l’opéra français, mais la lecture originale qu’en propose la metteuse en scène renouvelle profondément la portée et le sens de l’œuvre – donnant pleinement son sens aux missions d’un festival.

Le spectacle, créé au Grand Théâtre de Provence, est un succès, notamment grâce à l’inventivité et la richesse de sa mise en scène, et à l’excellence de son interprétation. Katie Mitchell, en résidence au Festival d’Aix depuis 2012, livre une lecture de l’histoire de l’opéra depuis le point de vue de Mélisande. Celle-ci est plongée dans un rêve inquiétant et évolue dans un gigantesque et troublant décor rappelant une maison de poupées, dont les étages et les pièces se déplacent, disparaissent et réapparaissent sans cesse avec virtuosité. En même temps qu’elle déplace la frontière entre le rêve et la réalité, Katie Mitchell interroge les regards de l’ensemble des personnages masculins sur cette femme objet de désir des demi-frères Pelléas et Golaud ; à la musique symboliste mystérieuse de Pelléas s’accorde la poétique et déroutante mise en scène de Katie Mitchell.

La direction musicale est confiée à Esa-Pekka Salonen, à la tête de l’Orchestre de Paris, qu’il avait brillamment conduit pour la production d’Elektra en 2013. La performance vocale et scénique de Barbara Hannigan (Mélisande) et l’interprétation de Stéphane Degout (Pelléas) avaient fini de captiver le public.

La reprise de 2024 au Grand Théâtre de Provence présente quelques changements : Susanna Mälkki dirigera l’œuvre pour la première fois en version scénique, et si Laurent Naouri reprend le costume de Golaud, Huw Montague Rendall et Julia Bullock incarnent les rôles-titres. Avec cette production à l’ancrage résolument féministe, le Festival d’Aix présente à nouveau une des œuvres fondatrices de la modernité lyrique, pilier du répertoire français, dans une lecture contemporaine et onirique envoûtante.

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