AIX-EN-PROVENCE ET LA REDÉCOUVERTE DE RAMEAU
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Si le Festival d’Aix-en-Provence a forgé une partie de sa renommée sur la redécouverte et la production d’œuvres de Mozart depuis la fin de la seconde guerre mondiale, cette image tend à faire passer au second plan une autre partie de son histoire, tout aussi riche : celle de la musique ancienne dans sa programmation, et en particulier, de Rameau. Le Festival d'Aix est en effet un berceau de la renaissance ramiste au XXe siècle, un précurseur et un accompagnateur du « renouveau baroque » des années 1980 dans les grandes institutions françaises. Dès 1956, Platée retrouve la scène ; en 1982, en prélude à une décennie d’exploration de l’œuvre du compositeur, c’est à Aix que sont créées pour la première fois en version scénique Les Boréades, œuvre abandonnée avant ses premières représentations à la mort de Rameau en 1764 ; en 2024, la création d’après Samson, projet d’opéra de Rameau sur un livret de Voltaire, menée par Raphaël Pichon et Claus Guth, prolonge la longue histoire des redécouvertes de l’œuvre du compositeur français, faisant du Festival d’Aix l’une des institutions les plus importantes pour son retour sur le devant de la scène contemporaine.
« QUAND RAMEAU REND VISITE À MOZART »
Les œuvres de Rameau nourrissent le projet et le programme du Festival d’Aix dès sa naissance. Il incarne, aux côtés de Mozart et de la riche programmation de concerts de musique ancienne, l’adéquation parfaite entre recherche de la rareté – annonçant déjà la musique contemporaine par sa complexité – et représentation idéale de la « musique française », telle qu’elle s’incarne dans la tragédie lyrique du XVIIIe siècle.
Pour la première édition, qui ne comprend alors qu’un opéra et douze concerts, une soirée de musique de chambre consacrée au compositeur français prend place au Musée des Tapisseries, dans le Palais de l’Archevêché, le 27 juillet 1948. Le programme de pièces pour clavecin en concert, mené sous la houlette de la claveciniste Pauline Aubert (1884-1979), comprend un bon nombre de pages inédites, comme les Tricottets dont les doubles (variations sur le thème principal) sortent directement des manuscrits de la Bibliothèque nationale.
Pauline Aubert, partisane et interprète du répertoire des musiques anciennes, écrit dans le livret-programme du Festival 1948 :
Nul mieux que Rameau n’a su caractériser le lyrisme ordonné de l’esprit français de ce siècle de magnificence. Sa double nature : toujours en lutte. D’une part la vivacité de l’idée musicale, de l’autre la logique du théoricien. Son mutisme, son amour de la solitude, à côté de son ardeur à la discussion. De cette dualité féconde sort l’œuvre d’un des plus grands musiciens français, celui qui rayonne sur le XVIIIe siècle et qui ouvre la porte à l’art contemporain.
Génie français, musique qui annonce celle du XXe siècle, personnalité complexe : tous les ingrédients sont en place pour faire de Rameau un représentant d’une certaine idée de la « musique française », dont le Festival d’Aix se fait le relais. Rameau marque ainsi particulièrement la programmation de concerts des premières années du Festival, tant pour des récitals – en 1949, le pianiste Robert Casadesus interprète sur la scène du Théâtre de l’Archevêché Le Rappel des oiseaux – que pour la programmation de musique de chambre et des ensembles de musique spécialisés (Orchestre de chambre de Versailles, Ensemble baroque de Paris…) : en 1950, Nadia Boulanger, fervente défenseuse de la musique ancienne, dirige des extraits de Naïs, Zaïs, Acanthe et Céphise à la tête de l’Orchestre de la Société des concerts du Conservatoire ; en 1951, Roger Desormières conduit plusieurs extraits des Paladins ; en 1956, la Suite des Indes Galantes est donnée dans un concert de l’Orchestre Fernand Oubradous, quatre ans après le succès des Indes Galantes sur la scène de l’Opéra Garnier (1952).
Le grand événement est celui de l’année 1956, lorsqu’une première œuvre lyrique de Rameau voit le jour sur la scène de l’Archevêché : Platée (1745). Alors que l’année est celle du bicentenaire de la naissance de Mozart, la presse souligne surtout la réussite de cette production (Hans Rosbaud – Jean-Pierre Grenier – Jean-Denis Malclès), qui marque l’édition.
On attendait, on guettait avec impatience la représentation de Platée. À propos d’une pièce qui n’a pas été jouée depuis 1750, on peut, je crois, parler de révélation. C’en est une au double sens du terme, et par l’intérêt historique de l’ouvrage, et par la manière dont il est représenté… La musique de Rameau est savante, ingénieuse, riche de cent effets imagés, finement réorchestrée par Renée Viollier, enfin une exécution vétilleuse […]. Le spectacle est merveilleux.
Clarendon [Bernard Gavoty], Le Figaro, 20 juillet 1956
On salue le risque pris par le Festival de remettre au répertoire une œuvre que l’on ne donnait plus depuis près de deux cents ans. Comme plusieurs réalisations du Festival sous la direction artistique de Gabriel Dussurget, Platée permet de redécouvrir une partition qui dormait depuis plusieurs dizaines d’années grâce au concours de musicologues, tout en étant servie par des interprètes de premier rang. La mise en scène, dans le cadre du Théâtre de l’Archevêché, fait revivre une certaine idée de ce qu’étaient les divertissements de cour du XVIIIe siècle, provoquant l’émerveillement du public.
Le style de scène aixois qui, tenant compte des espaces très limités du Théâtre de l’Archevêché, a développé un style nuancé, coloré et plein de mouvements d’une unité harmonieuse a créé également ici dans la collaboration des décors, de la mise en scène et de la chorégraphie […] une atmosphère animée et pleine d’idées. Hans Rosbaud, qui est véritablement l’âme musicale du Festival, faisait revivre au pupitre la musique de Rameau dans toute sa verve.
Andreas Liess, Die Presse (Vienne), 7 août 1956
Le ténor Michel Sénéchal (1927-2018) emporte l’adhésion générale et donne à entendre – et à voir, par son jeu incomparable –, tout le sel de la partition de Rameau dans le rôle à la fois grotesque et émouvant de la grenouille Platée.
Il appartenait à Michel Sénéchal de redonner vie à Platée, rôle écrasant de haute-contre assorti de tous les accessoires mélodiques du temps : appogiatures, trilles et mordants, dont la pureté doit être d’autant plus irréprochable qu’ils sont chantés en doublant les instruments. Le jeune ténor surmonta ces difficultés avec une extraordinaire aisance et témoigna d’un talent de comédien, j’allais dire clown, digne de sa virtuosité de chanteur.
Maurice Gaït, Contacts Franco-italiens, sept-oct 1956
En plus d’être un succès, le spectacle marque un jalon important dans la redécouverte de Rameau :
On peut dire, sans être taxé d’exagération, que la reprise de Platée, ou mieux sa renaissance à Aix, fut un véritable événement du point de vue artistique et musical. Il a laissé le souvenir d’une délicieuse soirée à tous les spectateurs, révélant à la grande majorité d’entre eux un aspect à peu près inconnu de celui que Debussy considérait comme le plus grand musicien français.
Gonzague-Georges, Quand Rameau rend visite à Mozart – Echos du IXe Festival d’Aix-en-Provence, p.19
BAROQUE REVIVAL : AIX ET LA FÊTE RAMISTE
Après une première période durant laquelle le Festival d’Aix a régulièrement programmé Rameau, le compositeur se fait plus rare. Les œuvres lyriques de Rameau disparaissent complètement de la programmation dans les années 1960. La musique ancienne de l’école française reste malgré tout présente, notamment à travers les soirées organisées au Couvent Royal et à la Basilique de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume. On entend parfois Rameau au concert, au milieu de programmes divers, et de façon ponctuelle, pour des pièces de clavecin en concert ou des extraits d’opéras.
Il faut attendre les années 1980 et un élan européen pour la musique baroque pour retrouver Rameau à Aix, et notamment ses œuvres lyriques. Plus que tout autre compositeur, le musicien connaît une période de succès à Aix grâce à Louis Erlo. Pour la première année de son mandat en 1982, le nouveau directeur encourage la création scénique mondiale des Boréades (John Eliot Gardiner / Jean-Louis Martinoty), et présente en 1983 Hippolyte et Aricie (John Eliot Gardiner / Pier Luigi Pizzi).
Ces deux événements, qui s’insèrent dans la célébration du tricentenaire de la naissance du compositeur, sont des jalons dont on a sous-estimé le rôle dans l’avènement de la « révolution baroque ». Moins mises en avant que la recréation d’Atys de Lully à l’Opéra-Comique en 1987, ces deux productions comptent parmi les plus marquantes du mandat de Louis Erlo, et font du Festival d’Aix un centre éminent de la redécouverte de l’opéra baroque français, à travers l’œuvre de Rameau.
Première étape, donc, la création de l’opéra Les Boréades en juillet 1982. Les répétitions avaient dû s’interrompre en 1764 à la mort de Rameau, si bien que l’opéra n’avait jamais été représenté – sauf dans une hypothétique version de concert à l’Opéra de Lille en 1770 –, et sa partition dormait à la BnF, sans susciter de recherche ou d’attention particulière. John Eliot Gardiner la crée une première fois au concert en 1975 à Londres, avant que ne soit amorcé le projet de sa création scénique à Aix. C’est un grand rêve qui s’accomplit : réaliser le fantasme d’entendre la dernière œuvre de Rameau, qui aurait été une sorte de réponse aux querelles musicales de son temps ; livrer le produit de plusieurs années de recherche sur la mise en scène des spectacles au XVIIIe siècle, à commencer par la danse – la chorégraphie des intermèdes est ici assurée par Catherine Turocy et interprétée par la New York Baroque Dance Company, spécialiste en la matière. Jean-Louis Martinoty travaille également depuis la fin des années 1970 à ce qu’il appelle la « création » de ces ouvrages anciens n’ayant pas fait leur entrée au répertoire et requièrent une imagination affranchie de référents.
L’aventure des Boréades au Festival n’est toutefois pas dénuée de tensions : une bataille pour les droits d’auteurs, très médiatisée, s’engage entre Gardiner et les Éditions Stil, à qui la BnF avait vendu des droits d’auteurs exclusifs sur la partition au titre des œuvres posthumes. Jusqu’au soir de la première, des tracts et des lettres ouvertes circulent, menaçant la tenue des représentations. Des accords sont finalement trouvés, permettant que d’autres productions soient montées dans les années 1990. Le spectacle donne lieu à un enregistrement au disque chez Erato. Avant Psyché de Lully (1983), Tancredi de Campra (1985) ou encore Iphigénie en Aulide de Gluck (1987), cet enregistrement des Boréades inaugure une série qui consacre le Festival d’Aix comme le centre précurseur de la valorisation de cette musique ancienne.
En 1983, pour la véritable année du tricentenaire, le pari recommence avec Hippolyte et Aricie, qui n’avait pas été donné à Paris depuis 1908 : même chef, même orchestre, mais la collaboration scénique se fait cette fois-ci avec Pier Luigi Pizzi. Celui-ci conçoit un magnifique décor de marbre noir et or – vision imaginaire du baroque – dans lequel Jessye Norman, qui fait ses débuts au Festival, aborde pour la première fois le répertoire de Rameau et incarne une Phèdre toute de rouge drapée. Le spectacle est repris en 1985 à l’Opéra de Paris (Palais Garnier), un an avant la production d’Atys à l’Opéra-Comique, restée dans les mémoires comme l’avènement de l’institutionnalisation des opéras baroques sur les scènes françaises.
À quelques années d’intervalle, c’est au tour de William Christie et des Arts Florissants de livrer un doublé ramiste qui ravit le public. Après avoir travaillé sur The Fairy Queen (Purcell) en 1989, l’ensemble présente Les Indes Galantes en 1990 (mise en scène d’Alfredo Arias) et Castor et Pollux en 1991, à nouveau avec le concours de Pizzi. Les deux productions sont les deux succès de ce début des années 1990 qui ouvrent une longue voie à la collaboration du Festival avec Les Arts Florissants.
Les Indes Galantes, présenté dans un cirque coloré et punk, rénove la conception des entrées de ballet pour donner à lire avec humour l’œuvre de Rameau. La distribution de grande qualité – Jean-Paul Fouchécourt, Claron McFadden, ou encore Isabelle Poulenard et Nicolas Rivenq – réjouit le public qui accueille la proposition scénique de façon mitigée. Le retour à la collaboration avec Pier Luigi Pizzi en 1991 pour Castor et Pollux fait naître un univers mythologique fantasmé, dans lequel évoluent nymphes en collants au milieu de nuages volants et de colonnes brisées.
En parallèle, le Festival programme plusieurs concerts où Rameau est mis à l’honneur. L’édition 1990 s’ouvre le 15 juillet avec une version de concert des actes de ballet Pygmalion et Anacréon, dirigées par William Christie, et Christophe Rousset consacre une soirée aux pièces de clavecin en concert de Rameau, dans un cycle de musique française. Quelques années plus tard, c’est au tour des solistes du Mahler Chamber Orchestra d’ouvrir l’édition 2007 du Festival sous la baguette de Daniel Harding, en interprétant notamment Les Fêtes d’Hébée de Rameau ; et en 2008, les Talens Lyriques de Christophe Rousset proposent un concert d’ouverture dédié à la mémoire de la Comtesse Pastré, au cours duquel est cette fois interprété le Quam Dilecta du compositeur français.
RAMEAU AU XXIeSIÈCLE À AIX
La vocation du Festival à porter le répertoire baroque, après avoir été affirmée par Louis Erlo (1982-1996), est reprise par Stéphane Lissner (1998-2006) puis par Bernard Foccroulle (2007-2018). Ce dernier fait à nouveau une large place à Rameau, en programmant ses œuvres lyriques presque tous les deux ans. Rameau faisant désormais partie du répertoire courant des maisons d’opéra, il est alors du rôle du Festival d’en proposer des lectures singulières. En 2010, Bernard Foccroulle invite Trisha Brown à chorégraphier et mettre en scène une soirée où sont présentés l’acte de ballet Pygmalion et des extraits d’Hippolyte et Aricie, sous la direction musicale de William Christie.
La féérie qui nimbait L’Orfeo sur la scène de l’Archevêché en 1998 et 2007 opère à nouveau : chanteurs et danseurs se mêlent, s’envolent, rendant particulièrement poignante l’expression de la douleur de Phèdre (Karolina Blixt), et saisissant l’apprentissage de la danse par les Grâces à la Statue (Emmanuelle de Negri) confectionnée par Pygmalion.
Les opéras de Rameau sont cependant coûteux à mettre en œuvre. Malgré un profond désir de prolonger une tradition de l’institution et donner ces œuvres importantes du répertoire, il est difficile de les présenter régulièrement en version scénique. Le Festival produit alors les opéras de Rameau en version de concert, à intervalles réguliers : Les Boréades, sous la direction de Marc Minkowski (2014), Zoroastre sous celle de Raphaël Pichon (2016).
Le projet 2024 autour de l’œuvre perdue de Samson s’inscrit dans la continuité de l’importance de Rameau pour le Festival d’Aix. Premier projet d’opéra de Rameau avec Voltaire, l’œuvre ne voit cependant jamais le jour, car le livret ne passe pas la censure – tant à cause des soupçons d’impiété pesant sur Voltaire que du traitement sulfureux du sujet biblique. Trois siècles plus tard, le Festival d’Aix accueille la proposition de Raphaël Pichon et Claus Guth : présenter une version de ce Samson, dont on sait que certaines pages initialement prévues par Rameau ont essaimé dans des partitions ultérieures, à commencer par Les Indes Galantes (1735), avec un scénario inédit, renouant avec l’esprit du livret imaginé par Voltaire.
Après avoir confié dans les années 1980 l’approche des œuvres de Rameau à l’école anglo-saxonne baroque alors montante (John Eliot Gardiner puis William Christie et leurs ensembles), le Festival ouvre désormais ses portes aux ensembles indépendants français : Marc Minkowski et les Musiciens du Louvre – Grenoble, et désormais Raphaël Pichon et Pygmalion – qui incarne depuis plusieurs années le renouveau de l’approche de la musique ancienne, en osant aborder des projets de ce type.
À la recherche de Samson, cet opéra perdu – qui n’est pas une recréation, mais bel et bien un travail d’interprétation et de rêve contemporain sur la musique de Rameau et le texte de Voltaire – le Festival d’Aix poursuit son rôle de phare dans l’exploration de l’œuvre du compositeur français.
En prolongement, écoutez les nombreuse archives de notre partenaire média France Musique :
- L'émission « Les trésors de France Musique », pour entendre Pier Luigi Pizzi et Jessye Norman s’exprimer sur la production d’Hippolyte et Aricie (1983), ici.
- Une courte émission où vous entendrez Jessye Norman chanter un extrait d’Hippolyte et Aricie ; vous retrouverez sur la même page le lien vers la version intégrale captée à Aix en 1983 par France Musique, ici.
- Une émission sur l’enregistrement des Boréades en 1982 par Erato, ici.