HOMMAGE À PHILIPPE BOESMANS (1935—2022)
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Le Festival d’Aix-en-Provence apprend avec un immense regret la disparition de Philippe Boesmans ce dimanche 10 avril. Compositeur majeur des XXe et XXIe siècles, Philippe Boesmans a redonné du sens à la composition lyrique en assumant de mettre la musique au service du temps théâtral. Il nous laisse aujourd’hui huit opéras ayant toujours rencontré le succès auprès du public et de la critique, dont deux ont été créés et commandés par le Festival : Julie (2005) et Pinocchio (2017).
Né en 1935 dans les Flandres, Philippe Boesmans exerce l’essentiel de sa carrière en Belgique. Après avoir obtenu un Premier prix de piano au Conservatoire de Liège, il se lance dans la composition en « autodidacte ». Il est alors proche de Luciano Berio et de Karlheinz Stockhausen ; il est féru de théâtre, amour qui nourrira sa conception de l’opéra comme un lieu où le déploiement de la narration est un devoir, sinon une urgence.
Dans les années 1960 et 1970, il compose du théâtre musical (Attitudes en 1979) mais aussi beaucoup de musique de chambre (Doublures pour l’Ensemble Intercontemporain en 1976). Il participe aux principaux festivals de musique contemporaine de Royan, Avignon, Ars Musica Bruxelles, IRCAM, Zagreb… et est primé pour ses compositions. Il reçoit notamment le Prix Charles Cros et le Prix international du Disque Koussevitzky pour l’enregistrement de son Concerto pour violon et Conversions, ainsi que le Prix Arthur Honegger en 2000 pour l’ensemble de sa carrière.
Alors qu’il partage sa vie entre la composition et la programmation à la radio belge, Philippe Boesmans bascule vers l’opéra sous l’impulsion de Gérard Mortier, qui prend la tête du Théâtre royal de la Monnaie (Bruxelles) en 1981. Pour le compositeur, c’est une révolution, car Gérard Mortier réintroduit la notion de dramaturgie à l’opéra – là où la génération précédente accordait surtout de l’importance aux voix. Le nouveau directeur commande à Philippe Boesmans La Passion selon Gilles en 1983 ; deux ans plus tard, il devient compositeur en résidence de la maison, place qu’il conserve pendant près de vingt années. Sa longue résidence lui fait découvrir le monde lyrique en profondeur, et lui donne goût à la composition d’opéra. En 1989, il propose une réorchestration de L’Incoronazione di Poppea de Monteverdi, et livre ses Trackl-Lieder (1987), ne renonçant par ailleurs jamais à écrire pour la musique de chambre.
J’ai beaucoup appris sur l’opéra en assistant aux productions de différents ouvrages du répertoire. Je me suis ainsi préparé aux difficultés inattendues que soulève presque toujours une création.
Entretien avec Philippe Boesmans pour la création de PINOCCHIO en 2017 au Festival d’Aix-en-Provence
C’est toujours à la Monnaie qu’il noue une amitié avec Bernard Foccroulle, relation qui le mènera plus tard sur les chemins d’Aix-en-Provence, et qu’il établit une collaboration artistique majeure avec le dramaturge et metteur en scène Luc Bondy. Ensemble, ils adaptent de grands textes de la littérature européenne (Shakespeare, Schnitzler, Strindberg, Gombrowicz) pour livrer un théâtre musical efficace et moderne : Reigen (1993, la Monnaie), Wintermärchen (1999, la Monnaie), Julie (2005, la Monnaie et Festival d’Aix), et Yvonne, Princesse de Bourgogne (2009, commande de l’Opéra national de Paris). Nourri de ce rapport « frontal » à la narration (Bernard Foccroulle), Philippe Boesmans propose ainsi une musique qui sait rendre hommage à la tradition musicale occidentale tout en tirant le meilleur de ses années de proximité avec les avant-gardes.
Le Festival d’Aix a accueilli et accompagné le travail de composition de Philippe Boesmans à plusieurs reprises, affirmant par-là son engagement en faveur de la création, sa foi en un art lyrique dynamique et fécond.
Pour son édition de l’été 2005, le Festival propose au public son nouvel opéra Julie, co-commandé avec le Théâtre royal de la Monnaie. Avant-dernière collaboration avec Luc Bondy, et célébrée par la critique, l’adaptation de la pièce de Strindberg donne à voir une femme libre mais prisonnière de sa condition sociale. Malena Ernman incarnait une saisissante Julie, tourmentée dans ce huis-clos à la fatale issue. Inclassable, la musique de Boesmans au style « fabriqué, lyrique et onirique » (David Lively) frappe et séduit. Cette même année, le compositeur intervient à l’Académie Européenne de musique du Festival. De jeunes musiciens en résidence de composition bénéficient ainsi de masterclasses autour de son œuvre Surfing pour alto solo et ensemble instrumental (1989).
En 2016, le Festival entame un second cycle d’accueil de Philippe Boesmans, en organisant l’une des journées d’un grand colloque consacré à son œuvre, manifestation à laquelle le compositeur assiste. À cette occasion, Simon Van Rompay réalise un documentaire sur le compositeur, qui est projeté pour la première fois à Aix.
Je suis conscient que le compositeur d’opéra est le premier dramaturge car il est maître du temps et du ton. J’imagine de façon très pragmatique les gestes et les déplacements des personnages. […] J’écris en même temps pour l’orchestre et les voix qui mènent à tour de rôle la composition. J’écris à la main, sans piano, lentement. Je me corrige assez peu, sinon pour clarifier et rendre plus pertinent. Ce que ma main écrit s’impose à moi, je l’assume et je vais plus loin. Le premier jet est en général définitif. Je suis convaincu que la patience est la première vertu du compositeur. Pour laisser s’épanouir l’imagination, il faut avoir la force d’arrêter le temps.
Entretien avec Philippe Boesmans en 2005 pour la création de JULIE au Festival d’Aix-en-Provence
Cette réunion, de laquelle sort l'ouvrage collectif Philippe Boesmans, un parcours dans la modernité ("Aedam Musicae", 2017), préfigure une création que le compositeur livre au Festival en 2017 : Pinocchio. Cette fois-ci, Philippe Boesmans a collaboré avec Joël Pommerat, qui signe le livret et la mise en scène du spectacle. Il s’agit de la seconde collaboration des deux artistes, qui avaient créé Au monde en 2014.
Relecture du roman de Collodi, Pinocchio est un opéra qui prend une nouvelle fois sa source dans une œuvre fondatrice de la modernité littéraire, et fait de Pinocchio un jeune homme effronté se heurtant à la réalité du monde et à ses difficultés. Les lumières ciselées d’Éric Soyer, les effets artisanaux et la distribution (Chloé Briot, Stéphane Degout) font du spectacle une nouvelle grande réussite – le conte féérique, mais noir, d’un adolescent désabusé.
J’avais envie de travailler sur une pièce contemporaine après avoir abordé des textes culte de Shakespeare, Strindberg et Schnitzler. J’aspirais à une collaboration avec un auteur contemporain, un auteur qui écrirait aussi le livret et signerait la mise en scène, qui tendrait vers une forme de communion.
Entretien avec Philippe Boesmans en 2017 pour la création de PINOCCHIO au Festival d’Aix-en-Provence
Raconter des histoires, retrouver le temps du spectacle vraiment vivant, se soucier de la grâce, faire revivre l’expressivité à l’opéra : voilà ce que Philippe Boesmans s’était attaché à livrer dans ses opéras. Alors qu’il approchait de ses 86 ans, il composait toujours – il finalisait une nouvelle création qui sera représentée en décembre 2022 au Théâtre de la Monnaie.