[ ATELIER JOURNALISME CULTUREL ] ENTRETIEN AVEC SHIRLEY APTHORP ET WILLEM BRULS

Académie
lundi28juin 2021

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En juin et juillet 2021, le Festival d’Aix s'éveille à nouveau après une saison transformée en événement numérique pour cause de pandémie mondiale ayant imposé l’annulation des festivals d’été. Mais il semble que cet éveil soit aussi celui d’un regard critique porté sur la forme d’art qu’est l’opéra et sur son rôle dans le paysage culturel en France, à l’étranger, et dans la société. Dans ce monde post-pandémique, l’art et les artistes semblent redevenir essentiels, mais au prix d’une fierté blessée dont le pansement ne trouvera ses vertus que dans la reconstruction d’un récit commun avec la société. Aujourd’hui, le monde de l’opéra en est là : il fait encore rêver et il nous aide à tourner la page de seize mois d’une crise qui nous a toutes et tous traversés ; mais c’est aussi, et peut-être surtout, un monde qui chancelle et qui a tout pour être contesté. Alors dans ce contexte, la parole journalistique qui s’exprime sur l’opéra, se retrouve, par ricochet, pris dans cette ambivalence.

L’Académie du Festival d’Aix offre depuis 2019, et pour la deuxième fois, un atelier dédié au Journalisme Culturel qui prend l’opéra comme objet. La journaliste sud-africaine Shirley Apthorp et le dramaturge néerlandais Willem Bruls le dirigent à deux voix.

 

— Comment qualifieriez-vous le journalisme à lopéra aujourdhui ? En quoi se distingue-t-il du journalisme qui sintéresse à dautres formes de spectacle vivant ?

Shirley Apthorp : Un de mes collègues a un jour généré un taux record de clics avec sa critique d’art berlinoise en réussissant l’exploit de réunir dans le titre les mots « lesbiennes », « Nazis » et « hedge funds ». Dans une société dont la valeur se mesure de plus en plus en nombre de clics, le journalisme d’opéra est un métier voué à disparaître. L’opéra est un art qui coûte cher : pour être un bon journaliste d’opéra, il faut pouvoir voyager et avoir suffisamment de temps pour réfléchir. Qui peut se permettre ça aujourd’hui ? Certainement pas les journaux. La presse spécialisée, dont les budgets sont extrêmement serrés, dépend de plus en plus de journalistes sous-payés ou bénévoles, ce qui la rend d’ailleurs encore plus difficile à lire. De plus, à l’instar des clubs de football qui possèdent leurs propres canaux de communication, les maisons d’opéra se mettent à produire elles-mêmes leurs contenus. Mais il s’agit en réalité bien plus d’une autopromotion que d’une analyse objective. Il en va de même pour la danse et le théâtre. Ce n’est pas le cas de l’art visuel, qui a su se conserver une place dans les journaux grâce à un aspect plus « commercial » et marketing, car sa valeur marchande le rend un peu plus rentable que le spectacle vivant auprès des médias.

Willem Bruls : La critique d’opéra, et de manière générale le journalisme culturel, traverse une période de crise et ce pour deux raisons : tout d’abord, tous les médias subissent aujourd’hui une évolution radicale. De moins en moins de personnes lisent la presse écrite, et les journaux ont moins d’espace et d’argent à consacrer à la critique, au commentaire et à la réflexion. De nouvelles formes de médias sont en train d’apparaître : magazines en ligne, blogs, podcasts, etc. Des médias qui n’atteignent pas forcément le niveau qualitatif de la presse imprimée. En plus de ces changements, le critique ne fait plus figure d’autorité aujourd’hui : on peut même dire que l’on a assisté à une perte de la légitimé et un déclin de la spécialisation tout au long de ces dernières décennies. Avec internet, n’importe qui devient un expert. Là où les éditeurs faisaient auparavant un réel travail de tri et d’adaptation du contenu (en fonction de la qualité et d’un compte-rendu juste, vrai et basé sur des faits), il n’y a aucun filtre sur le web : une opinion devient un fait absolu qui admet plus ou moins d’autres formes de vérité... À cause de ces bouleversements, la critique d’opéra présente désormais un inconvénient majeur : elle se fait trop souvent l’extension des stratégies marketing des maisons et institutions culturelles, ce qui est favorisé par le manque d’attention des médias et la fragilité de l’opinion publique. D’ailleurs, je ne pense pas que ce soit très différent pour les autres arts du spectacle. Peut-être avec une exception : l’opéra reste un art complexe et onéreux, qui dépend de grosses institutions. Face au contexte culturel actuel, l’opéra en tant qu’art, et donc les maisons d’opéra, ne jouit plus du même rayonnement. Beaucoup considèrent le lyrique comme un art élitiste, bien plus que d’autres formes du spectacle vivant.

— En considérant la situation du « journalisme dopéra » aujourdhui et plus largement les enjeux qui se posent pour l’opéra en tant que forme artistique, quest-ce qui vous porte à en faire un sujet de résidence pour des journalistes en début de carrière ?

W.B : Comme je l’ai dit plus tôt, la jeune génération de journalistes doit être consciente de ces changements, qui touchent l’art, l’opéra, la critique, mais également des nouveaux médias et moyens dont on dispose pour exprimer une opinion aujourd’hui. Il faut comprendre le contexte actuel. D’une certaine manière, c’est un peu la même chose pour l’opéra en tant qu’art. Avant, il existait une approche assez conventionnelle de la mise en scène. Mais après des années passées à vouloir décloisonner les arts, à vouloir réinventer le lyrique à tous les niveaux (la mise en scène, le travail de la voix, le jeu de l’orchestre, l’utilisation d’instruments d’époque, l’élargissement du répertoire, etc.) une question se pose : comment aborder une ère nouvelle ? Car notre société ressort fragilisée de la pandémie, socialement et économiquement, et tabler sur une modernité avant-gardiste ou des productions de grande qualité ne suffira pas.

S.A : On a parfois l’impression de vouloir sauver les meubles... Y-a-t-il un sens à former une nouvelle génération de journalistes quand notre secteur est en train de mourir ? Pourtant, plus les réseaux sociaux, les retransmissions directes en ligne, les blogs et les podcasts prennent de l’importance, et plus l’industrie des médias change. Avec la pandémie, le spectacle vivant se retrouve dans une position tout aussi critique. Toutes nos vieilles certitudes sont remises en cause. Zoom et Amazon s’enrichissent, les compagnies informatiques font fortune, mais les artistes survivent en acceptant des boulots alimentaires dans les supermarchés. Sommes-nous suffisamment rapides pour nous adapter à ce monde en pleine évolution ? Seule la nouvelle génération pourra réinventer les médias de demain. Il devient alors nécessaire de former ces futures journalistes pour qu’ils puissent affronter ce qui les attend en pleine connaissance de cause.

— Quels objectifs donnez-vous à cette résidence ?

S.A : Bien sûr, il est impossible de former parfaitement un journaliste culturel en une semaine. Mais on peut les sensibiliser à certains sujets, remettre en question des idées reçues, provoquer une réflexion... Bref : semer quelques graines. Et puis, se retrouver au cœur d’un environnement aussi riche que celui du Festival d’Aix-en-Provence est déjà une opportunité extraordinaire pour tout jeune écrivain. Avoir cette chance d’échanger ses impressions ou son expérience avec leurs pairs et d’être suivis par des mentors peut stimuler leur formation. Willem Bruls, le dramaturge de notre petite équipe, va pouvoir précisément leur partager son expérience de professionnel de l’opéra, mais également ses connaissances incroyables, ce qui est une vraie valeur ajoutée et nous aide à structurer la formation. Willem leur apprend à penser plus loin, à chercher une compréhension plus informée des choses. En tant que journaliste, je partage ce goût de la nuance et de la profondeur, auquel j’ajoute mon expertise sur l’art de l’accroche. Après tout, à quoi vous sert un article très bien écrit si personne ne veut le lire ?

— Peut-on parler d’une « approche dramaturgique de la critique » ?

W.B : En général, beaucoup de critiques actuelles vont aborder une production via leur « créneau » : les voix, la composition, la mise en scène... Peu parviennent à voir la complexité d’un opéra dans sa totalité ; les évolutions actuelles d’une mise en scène, le contexte socio-culturel de l’inclusion, de l’égalité et de l’émancipation. Ce qui, cumulé à l’émergence de nouveaux médias, pose de réels défis. Il faut nous réinventer en tant que critiques, et nous poser sérieusement ces trois questions : pourquoi faire de l’opéra ? Quel genre d’opéra veut-on faire, et pour qui ? C’est là que réside l’approche dramaturgique pour moi.

— Quelles opportunités offrent la programmation du Festival dAix 2021 à votre résidence ?

W.B : D’abord le répertoire qu’offre le festival, mêlant les grands classiques à de nouvelles compositions. Puis ses équipes artistiques, qui sont souvent extérieures au monde de l’opéra, mais également ses artistes, chanteurs et chefs d’orchestre. Après, dans un monde sans COVID, la beauté du Festival d’Aix et des ateliers de l’Académie, c’est aussi les rencontres de tous ceux qui y participent, les échanges d’idées qui fusent à tous les niveaux. Malheureusement, cette année, ce ne sera pas possible en raison du protocole sanitaire nécessaire au bon déroulement du Festival.

S.A : Être ici, c’est un peu gagner le gros lot ! Nos étudiants ont la chance d’assister aux générales des productions principales du Festival, ce qui peut déjà potentiellement changer une vie. Et puis, l’Académie met à notre disposition une infrastructure incroyable, avec une délicate attention portée aux détails... On nous propose d’interviewer des personnes passionnantes, on nous prête des espaces où l’on peut penser, échanger et travailler. Sans parler du temps magnifique qui est toujours au rendez-vous !

— Cette résidence réunit 8 jeunes journalistes provenant de 7 pays différents (Russie, Canada, République Tchèque, Pays-Bas, France, Pologne, Allemagne) : en quoi est-ce intéressant ?

S.A : La réponse est presque dans la question. Pour nous, les étudiants doivent apprendre autant les uns des autres que de nous. Ensemble, ils découvriront différentes manières de percevoir une même production, mais aussi différents regards portés sur le lyrique et le journalisme. Ce premier contact leur permettra aussi de se former un réseau et une conscience internationale qui ne pourra que les porter dans leur future carrière. L’opéra est un art international : le meilleur moyen de s’en rendre compte, c’est de baigner dans un contexte international. Dans un monde parfait, on devrait tous visiter chacun de ces pays... Mais en attendant, les réunir ici, à Aix, n’est-ce pas un compromis merveilleux ?

W.B : Chaque continent, chaque pays a sa propre identité culturelle. L’opéra en Russie est très différent, et à bien des niveaux, de l’opéra au Canada. Il en va de même pour la critique d’opéra. L’Europe est un patchwork culturel, ce qui est une vraie richesse. Côtoyer des personnes qui portent un regard différent sur le monde lyrique et sur sa critique ne peut que nous enrichir.

— Comment aborderez-vous la place du journalisme culturel dans une période de grande mutation des médias ?

W.B : Comme je l’ai dit plus haut en répondant à la première question, cette apparition des nouveaux médias reste l’un des défis majeurs auquel le journalisme culturel de pointe va devoir faire face. On peut même parler d’une triple évolution : les innovations techniques liées à l’émergence de ces médias, l’évolution sociale, mais aussi une incertitude économique liée à la pandémie. Cette incertitude va même changer notre fréquentation des théâtres. Tout cela doit être étudié et pris en compte par une nouvelle forme, quelle qu’elle soit, de journalisme culturel. Alors seulement nous pourrons progresser vers un art qui n’exclura personne mais qui, au contraire, deviendra participatif.  

S.A : Mettons que vous tombiez sur un habit qui ne vous va plus (qui n’a pas pris quelques kilos pendant la pandémie...). Allez-vous le jeter ? Ou le donner à quelqu’un qui peut le porter ? Si vous êtes du genre créatif, allez-vous le customiser pour en faire un nouveau vêtement ? Décidez-vous d’acheter un nouvel habit qui vous ira mieux ? Ou alors, vous lancez-vous dans votre propre marque de prêt-à-porter ? Vous voyez, il existe des milliers de façons d’aborder le changement. Et mieux vaut adopter un prisme multigénérationnel et varié. Nos étudiants ont souvent un coup d’avance sur nous quand il s’agit des nouveaux médias (avec Willem, nous utilisons tous les deux Facebook, mais nous restons complètement démunis face à TikTok ou à Snapchat par exemple !). En revanche, en combinant notre expérience avec la connaissance et l’apport de la génération du numérique, on obtient un terreau fertile pour aborder la question du changement.  Pour nous, le véritable enjeu est de leur faire comprendre qu’en réalité le média importe peu. Mais rien ne remplacera une analyse profonde et vivante de l’opéra : qui l’a créé, où, quand et comment ? Et surtout pourquoi faire de l’opéra aujourd’hui ? Quelles sont les choses qui marchent, et celles qui ne marchent pas ? Pourquoi ? Et une fois tous ces sujets parcourus, alors vient l’ultime question : quel message veut-on faire passer ? Tandis que le monde change autour de nous, nous voulons croire qu’il est possible de préserver l’excellence.

Propos recueillis par Paul Briottet le 10 juin 2021