HOMMAGE À ETEL ADNAN (1925-2021)

Au festival
lundi15novembre 2021

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La peintre et poétesse américano-libanaise Etel Adnan vient de nous quitter. Née à Beyrouth en 1925, elle fut une artiste extraordinairement versatile, que ses origines et son parcours nomade ont placée comme peu à la croisée des cultures, des religions et des langues – du bassin méditerranéen comme du monde occidental ; une artiste majeure surtout, par la variété de ses expérimentations et sa fidélité à certains enjeux et motifs, avec comme constante la recherche de la profondeur et de l’expression dans la simplicité. Son œuvre et sa figure n’ont cessé d’inspirer quantité d’artistes et d’admirateurs, parmi lesquels le compositeur Samir Odeh-Tamimi et le metteur en scène et directeur du Festival d’Aix-en-Provence Pierre Audi qui, l’été dernier, ont porté à la scène son cycle poétique L’Apocalypse arabe (1975) à la Fondation Luma d’Arles. De cette représentation parmi les plus importantes de la guerre civile au Liban, ils ont tiré une œuvre de théâtre musical qui en souligne l’actualité en même temps que l’universalité. Le soleil, motif central d’une suite de variations hallucinées, y allégorise le rayonnement des cultures du monde arabe mais aussi le cataclysme qui a fondu sur elles : une tragédie sans fin, à la portée planétaire. Prophétique en son temps, L’Apocalypse arabe demeure une anticipation visionnaire des épreuves que traverse le Liban aujourd’hui. Désireux de rendre hommage à son autrice, le Festival d’Aix-en-Provence met en ligne la captation de ce spectacle et l’accompagne d’extraits du programme de salle, la présentation de L'Apocalypse arabe et un entrentien avec Etel Adnan.

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L’APOCALYPSE ARABE — PRÉSENTATION

Commencé sur le vif en 1975 et publié en français en 1980, le recueil L’Apocalypse arabe offre l’une des figurations artistique les plus importantes et les plus impressionnantes de la guerre civile du Liban. Avec Beyrouth comme méridien, il croise une retranscription expressionniste des horreurs du conflit, une remontée vers ses origines les plus anciennes et une anticipation visionnaire de ce qu’il va déclencher à travers le bassin méditerranéen et, partant, une partie du monde. Sa forme et son style sont tout à fait singuliers puisque ce cycle poétique décline en 59 chants une série de répétitions-variations hallucinées autour du motif du soleil, allégorie tout à la fois du rayonnement des cultures du monde arabe et du cataclysme qui a fondu sur elles, le tout entrecoupé d’images-signes mystérieuses prenant le relais des mots, dès lors que ceux-ci se heurtent à un indicible. L’apocalypse, moment décisif pour toutes les religions du Livre, figure ici la fin de toutes choses en même temps que le dévoilement de leur sens profond – dans un monde où tout est signe, pulvérisé par la catastrophe, mais rassemblé et offert au déchiffrement par le poète voyant.

Etel Adnan : expressionnisme visionnaire et profondeur dans la simplicité

Etel Adnan a grandi aux confluents de cultures et de religions qui se sont retrouvées instrumentalisées dans l’un des plus graves et des plus longs conflits de la planète ; pourtant, bien que hantés par le spectre de la perte, de l’exil et de la catastrophe, son parcours et son œuvre montrent a contrario la voie d’une synthèse possible et d’une conciliation harmonieuse entre les identités multiples, dont un art empreint d’humanisme et de spiritualité serait le ferment.

La mère d’Etel Adnan est grecque, originaire de Smyrne, de religion orthodoxe et issue d’un milieu ouvrier ; son père est un officier ottoman, musulman, d’origine syrienne. Ses parents parlent turc et grec. La jeune fille est élevée dans une école chrétienne, où elle apprend le français et, malgré un certain mépris affiché par ses enseignants, des rudiments d’arabe. Le soleil bénéfique et dangereux est omniprésent dans son enfance beyrouthine, mais aussi la mer, à laquelle elle consacre son premier poème. Elle passe trois ans dans le Paris existentialiste de l’après-guerre, qui l’ouvre à la possibilité d’une morale sans religion ; puis part se former dans les universités américaines de Berkeley et, après un séjour au Mexique, de Harvard : si la philosophie anglo-saxonne la séduit, c’est parce qu’elle redonne toute sa place au corps dans le processus de pensée. Elle s’installe en Californie où, de 1958 à 1972, elle enseigne la philosophie à l’Université dominicaine de San Rafael. Elle commence à écrire et à peindre dans le contexte des mouvements d’opposition à la Guerre du Vietnam. Sa peinture au couteau est abstraite, influencée par Nicolas de Staël ; pour sa poésie (en anglais), elle formule comme idéal d’« être claire dans les intuitions, pas dans les mots ». En 1972, elle retourne au Liban pour devenir la responsable des pages culturelles de deux quotidiens engagés. En 1975, elle assiste au début de la guerre civile et rend compte de ses atrocités dans deux textes décisifs : le roman Sitt Marie-Rose (1978), histoire d’une Libanaise chrétienne qui choisit le camp des réfugiés palestiniens et en paie le prix, et le cycle poétique L’Apocalypse arabe (1980). Féministe, elle considère certaines violences et exactions pratiquées pendant la guerre comme des formes perverties de la sexualité masculine.

Face à la violence du monde et des hommes, Etel Adnan oppose une éthique et une poétique de la simplicité : pour elle, un humble geste du quotidien accompli avec soin peut posséder une valeur esthétique et spirituelle ; l’art et l’artisanat ne s’opposent pas mais dessinent un continuum – elle-même s’est intéressée aux arts appliqués (tapisserie, céramique, gravure) ; pour qui sait la regarder, la scène la plus banale de la vie de tous les jours peut être le levier d’une épiphanie. Microcosme et macrocosme se contiennent réciproquement et l’amour que l’on peut avoir pour les êtres comme pour les choses – le mont Tamalpaïs, par exemple : cette montagne californienne qu’Etel Adnan a peinte à maintes reprises – circule de l’un à l’autre. Son style artistique, en peinture comme en poésie, aurait pu être composite, fait de la bigarrure et du choc des cultures qu’elle a traversées ; pourtant, par-delà la variété des pratiques et des expérimentations, le sentiment qui se dégage de la fréquentation de cette œuvre est qu’elle a été constamment animée du désir de se concentrer sur l’essentiel, du besoin d’aller vers l’épure la plus lumineuse et la plus éloquente. Si le terme de sage peut s’appliquer à quelqu’un aujourd’hui, c’est bien à Etel Adnan. Comme si l’enjeu avait été de porter le mystère en pleine lumière tout en en respectant à tout prix l’irréductibilité : avec les moyens artistiques les plus sobres qui, par miracle, se sont avérés être aussi les plus puissants. La parole concise parvient à délivrer les vérités existentielles et métaphysiques les plus profondes ; les aplats de couleurs franches dégagent l’âme des choses et la font vibrer. Il est sûr néanmoins que pour dire le mystère, le langage – du moins dans les conceptions les plus étroites que l’on peut s’en faire – ne suffit pas : nourrie des religions du Livre et des philosophies tentées par la forme poético-aphoristique, la pensée d’Etel Adnan est dominée par une certaine conception du signe, compacité polysémique mêlant le mot et l’image, empreinte de sacralité.

Une fresque poétique visionnaire

On trouve à l’origine de L’Apocalypse arabe, en janvier 1975, une impulsion créatrice qui semblait à première vue avoir un caractère purement expérimental : le désir de consacrer un poème dont l’écriture serait pure répétition à une entité réelle et symbolique si présente dans l’univers d’Etel Adnan : le soleil – dans sa double nature inextricablement bienveillante et effrayante.

Mais, en avril, l’Histoire fait irruption dans le poème, déviant son sens apparent pour en révéler la portée profonde : en représailles à la tentative d’attentat contre Pierre Gemayel, les phalangistes chrétiens déciment un bus de réfugiés palestiniens ; dans la nuit, les avions israéliens survolent Beyrouth, laissant augurer l’imminence d’une catastrophe. Ce sera finalement, avec le début de la guerre civile au Liban et ses innombrables conséquences dans le monde arabe et au-delà, un cataclysme lent, interminable. Pour Etel Adnan, le soleil devient dès lors l’allégorie polysémique de cette catastrophe ; par son ressassement rythmique, le poème capte le pouls de cette violence reproduite à l’infini, de ce cycle infernal dont il semble désormais impossible de sortir. Poète que les circonstances ont rendu voyante, elle s’investit du devoir d’en recueillir et exprimer les images, aussi indéchiffrables et sidérantes puissent-elles être. Depuis son appartement de l’est de Beyrouth, elle assiste médusée, durant l’été 1976, au bombardement du camp de Tell Zaatar. Elle quitte alors le Liban pour n’y plus revenir pendant 15 ans et achève en Californie la fresque-témoin de ce cauchemar éveillé.

L’Apocalypse arabe compte 59 poèmes, en référence au nombre de jours qu’a duré le siège du camp de Tell Zaatar, avant que, le 12 août 1976, ses réfugiés palestiniens ne soient massacrés par les factions chrétiennes. L’œuvre, qui semble avoir été parfois influencée par la méthode de l’écriture automatique chère aux surréalistes, creuse de manière obsessionnelle toutes les figures de la répétition, créant des effets d’incantation rythmique d’emblée propices à la mise en musique. Elle mêle une inspiration tirée de la culture arabe – à la manière d’un Mahmoud Darwich : la longueur du vers, les motifs de la perte et de l’exil, une certaine rhétorique de la déploration – à certains traits de la modernité poétique occidentale, en particulier celle des grands cycles anglophones, de T. S. Eliot à Ezra Pound en passant par Gertrude Stein, notamment dans la pratique du collage simultanéiste, qui met en rapport des réalités hétérogènes à travers le temps et l’espace : contemporaines et archaïques, grotesques et sublimes. Beyrouth est le centre de cette épopée qui parcourt tout le bassin méditerranéen et s’étend jusqu’aux États-Unis, traversant toutes les strates culturelles et toutes les religions.

Une des spécificités de ce cycle poétique, outre sa mise en page, qui joue sur la typographie et les espacements, est la présence récurrente, au gré des vers qu’elles viennent interrompre, d’images-signes éloquentes et simples, mystérieuses aussi, comme tirées de cultures premières – égyptienne, mésopotamienne, indienne – auxquelles il renvoie par ailleurs souvent. Ces signes manifestent et prennent en charge un excès de sens que le langage seul, sidéré par la catastrophe, terrassé par un trop plein d’émotions ou de pensées, ne peut assumer. Cette poétique rencontre la métaphysique du signe qui traverse, entre autres livres sacrés, le Coran, et qui veut que le monde entier se fasse signe et qu’il nous appartienne de le déchiffrer. Or l’Apocalypse – cette image de la catastrophe si présente dans les différents monothéismes – a éclaté et reformé ces signes ; ce faisant, elle représente aussi pour le poète un moment de plus grande clairvoyance, pendant lequel son verbe se fait visionnaire. L’apocalypse est à la fois une chute, la confrontation à l’opacité scandaleuse d’un sens caché, et une révélation.

Le motif central du poème, décliné à l’infini, est donc le soleil, cette entité profondément ambivalente, à la fois féconde et destructrice, qui redonne à la création ses couleurs fondamentales, mais peut aussi – astre dévorant ou soleil noir – symboliser la menace atomique et la fin des temps. Au-delà du soleil, le rapport intense qu’Etel Adnan engage avec la nature, à la fois sensuel et spirituel, innerve tout le recueil.

Un oratorio pour une apocalypse sans fin

Le projet de transformer L’Apocalypse arabe en une pièce de théâtre musical trouve son origine dans une version scénique de la Passion selon Saint-Jean de Bach montée par Pierre Audi au Klarafestival de Bruxelles en 2016 et reprise ensuite à Amsterdam et à Rouen : il avait été alors imaginé qu’une œuvre contemporaine serait intercalée entre les deux parties de la Passion ; ce fut You Must Suffer du compositeur d’origine israélo-palestinienne Samir Odeh-Tamimi, d’après L’Apocalypse arabe d’Etel Adnan. Ce fut un heureux concours de circonstance car, en jetant son dévolu sur ce texte qui l’habitait de longue date, le compositeur ne savait alors rien de la relation intime et puissante que le metteur en scène entretenait de son côté avec ce poème. Une fois nommé à la direction du Festival d’Aix-en-Provence, Pierre Audi a proposé à Samir Odeh-Tamimi de mener à terme son adaptation de L’Apocalypse arabe en lui donnant sa pleine extension. Il a décidé après réflexion d’en assurer lui-même la mise en scène, tenant compte du lien personnel qu’il entretenait dès son origine avec ce projet délicat.

Le livret consiste en un montage s’appuyant sur 23 des 59 poèmes du recueil. Il répartit la parole entre 7 personnages. 5 femmes (Camille Allérat, Pauline Sikirdji, Fiona McGown, Camille Merckx et Helena Rasker) forment un chœur, pareil à celui de la tragédie grecque – un modèle important pour cette œuvre qui puise aux racines de toutes les cultures méditerranéennes et relève du théâtre musical plus que de l’opéra. Entité aveugle à elle-même et presque animale, ce chœur exprime tels quels l’ensemble des affects violents et contradictoires qui traversent le texte, aussi bien les vers que les signes qui les trouent, dans une palette de modes d’expression qui va de la parole au chant et inclut le geste. Un sixième personnage, appelé Le Témoin (Thomas Oliemans), incarne le regard à hauteur d’homme, proprement humain, sur ce qui est dit. Il parle à la fois en français et en grec. On peut y voir un double, dans l’œuvre, d’Etel Adnan elle-même. Enfin, le septième et dernier personnage, nommé l’Outsider (voix du compositeur enregistrée), n’a que peu d’interventions, le plus souvent aphoristiques, comme seraient celles d’un poète mystique exilé de la communauté, qui en dirait la vérité en brefs éclats poétiques. Il n’est présent que sous forme enregistrée et s’exprime en arabe, grâce à la vidéo de Chris Kondek. Les décors et les lumières, signées Urs Schönebaum, s’emparent des deux éléments symboliques les plus importants du poème : le soleil et les couleurs primaires. La partie orchestrale – 15 instruments auxquels s’ajoute de la musique électronique créant des effets de spatialisation – est confiée à l’Ensemble Modern sous la direction d’Ilan Volkov.

Tous les artistes réunis dans cette aventure créatrice s’accordent à dire que, prophétique en son temps, L’Apocalypse arabe l’est encore aujourd’hui – et même visionnaire par son anticipation clairvoyante des avatars que ne cesse d’avoir jusque devant nos yeux ce cataclysme sans fin que connaît le monde arabe, une tragédie aux retombées et à la portée universelles.

Timothée Picard

Une apocalypse, c’est plus qu’une destruction : c’est un bouleversement profond qui affecte tout.

ETEL ADNAN

ENTRETIEN AVEC ETEL ADNAN

Quand l’Histoire immédiate dévoie le poème

J’ai commencé ce poème au mois de janvier 1975, précédant la guerre civile au Liban, qui a commencé en avril. Je voulais écrire un poème que j’appelais à l’époque expérimental, c’est-à-dire basé sur la répétition. Il n’y avait pas un thème ciblé sur les événements. Je voulais écrire un poème sur le soleil, répétitif. Cela devait être tout à fait autre chose quand je l’ai commencé, peut-être un poème plus court, je n’en ai aucune idée.
Le 13 avril, un autobus bourré de Palestiniens est passé devant une permanence phalangiste. Ils ont été criblés de balles. J’ai senti immédiatement que cela allait être sérieux, que ce n’était pas un incident minime. Très vite, j’ai pensé que si « cette chose » continuait, cela allait être un tournant qui affecterait tous les Arabes, du moins ceux du Moyen-Orient. Autrement dit L’Apocalypse arabe est parti d’un projet et l’Histoire immédiate, l’événement, l’a dévoyé ; il a changé la nature du poème.

L’apocalypse ou la crise comme dévoilement

Il y avait donc en moi la peur qu’un cataclysme très grave affecte l’histoire arabe. Ce qui était en train de se produire était un moment historique : c’était le signe d’une destruction massive, presque la fin d’un monde. On appelle cela un tournant : c’est un mot qu’on utilise beaucoup.  Or, en temps de crise, on a tout à coup une perception plus profonde des choses : une crise est un dévoilement et j’ai vu un cataclysme généralisé. Car une apocalypse, c’est plus qu’une destruction : c’est un bouleversement profond qui affecte tout.
Dans la culture arabe, il y a un sentiment très fort de la fin : de la finitude des choses. Le monde est un bouleversement constant. La culture arabe est, à la base, assez pessimiste. C’est d’ailleurs le propre des cultures monothéistes : le christianisme aussi. Car ce sentiment est en même temps très « grec byzantin » : « Vous êtes poussière et allez redevenir poussière. » Nous ne sommes vraiment rien devant la puissance divine. Ce sentiment du rien explique d’ailleurs indirectement la facilité avec laquelle on accepte le malheur dans le monde musulman. On dit : « Oui, c’est ainsi, c’est la nature des choses. »
Après, ce qui se passait au jour le jour, les idées : tout cela est venu petit à petit. Je ne savais pas où j’allais mais, à force d’aller, le poème a pris sa forme. J’ai écrit ce recueil en français, peut-être parce que, lorsque je l’ai commencé, j’étais à Beyrouth. Je travaillais alors dans un quotidien où je parlais français. Ensuite, j’ai dû rentrer aux États-Unis et je l’ai continué tel qu’il était écrit.

Exprimer le trop-plein : un poème brûlant, criblé de signes

Ce qui a intrigué la critique, c’est que dans ce poème, il y a des signes. Ce ne sont pas des gribouillages ni de purs dessins ; ils prennent en charge le trop-plein de la pensée. C’est-à-dire que, quand vous écrivez, vous arrivez parfois à un point où vous voudriez en dire plus, mais vous faites le choix de ne pas le dire : ce trop-plein d’émotions, de pensées, je l’ai exprimé par des signes.
Cet accent porté sur le signe est conforme à la culture arabe : son importance est rappelée dans le Coran, pratiquement à chaque chapitre. Dieu rappelle que tout est signe. Il dit : « Je m’exprime par des signes ; tout vous parvient en tant que signe ; je vous ai mis des signes sur tous les horizons. » Une montagne est un signe, etc. La réalité se transforme donc en signe et les signes prennent en charge la réalité. Ainsi, tout dit ce qu’il dit et dit plus encore : tout est dépassé ; le sens est mystifié. Pour peu que l’on veuille bien chercher un peu, l’univers entier se révèle sous forme de signe. Il faut déchiffrer le monde. Pour les soufis, tous les signes mènent au divin.
Puis il y a eu l’apocalypse et l’éclatement des signes.
Dans L’Apocalypse arabe, le soleil est un signe double. Je me rappelle que, dans la culture française, on appelait les Arabes « les fils du soleil ». C’était lumineux, positif. Mais, en même temps, le soleil brûle ; il crée des déserts ; c’est un objet assez effrayant. On me disait toujours : « N’attrape pas un coup de soleil, ne marche pas dans un excès de soleil ». C’est un astre qui donne la vie et qui donne aussi la mort : il faut faire attention. D’ailleurs, scientifiquement, c’est une explosion perpétuelle. Il nous donne la lumière et la chaleur et, en même temps, c’est un signe qui peut être négatif : un soleil noir.

La réception contrastée de L’Apocalypse arabe

Jusqu’à il y a un ou deux ans, il n’y avait pas de traduction de mon poème dans le monde arabe. Nous n’avons pas assez de traducteurs ; surtout, il y a une pénurie de bons traducteurs. Bien que, dans le monde arabe, on aime la poésie, cette réalité est aussi un mythe. La paresse intellectuelle y est telle que les gens ne se fatiguent pas pour chercher un livre, pour créer un dialogue. Il n’y a pas d’agora, il n’y a pas de champ de communication et de dialogue. Tout est dans l’à-peu-près sur ce plan-là.
Le poème a été bien mieux reçu aux États-Unis car le monde de la poésie y est mieux structuré. Il y a des revues, un mouvement poétique très intense, des échanges entre la France et les États-Unis pour tout ce qui a trait à la poésie. Je me disais que ce poème ne concernait pas directement les Américains mais il se trouve qu’ils sont quand même très à l’affut de ce qui se passe dans le monde de la poésie. Il faut dire aussi que si la cause palestinienne y demeure vivante, c’est en partie du fait de la situation similaire qu’ont connue les Indiens d’Amérique. Par ailleurs, il y a une trentaine d’année, la pensée et la sensibilité tiers-mondistes étaient plus développées qu’aujourd’hui : on avait une plus grande conscience de ce qui se passait dans le monde. Aujourd’hui, je suis davantage connue en tant que poète dans le milieu littéraire américain. Donc ce que j’écris y est beaucoup mieux mis en valeur. Le New York Times a consacré un ou deux articles à ma poésie dans son ensemble. La forme même de L’Apocalypse arabe a beaucoup intéressé : le fait que le vers s’étire et s’étende, qui vient aussi de la poésie arabe en général.
Par ailleurs, le poème a été lu par une célèbre actrice allemande à la Documenta de Kassel en 2013, ainsi qu’à Stuttgart. Elle l’a fait pendant toute une après-midi. La traduction est parue chez Suhrkamp, une prestigieuse maison d’édition basée à Francfort. En Allemagne, le monde de l’édition est d’une grande vitalité et l’on témoigne d’un grand intérêt pour les traductions. La parution de L’Apocalypse arabe a donc connu un riche écho en Allemagne.

Mettre en musique le poème pour rendre compte d’un cataclysme sans fin

Aujourd’hui, nous ne sommes pas sortis du signe apocalyptique dont je parlais tout à l’heure. Nous sommes même actuellement en plein en son cœur. Tout ce qui s’est passé en Syrie, l’horreur absolue du djihadisme, en font partie. Regardez dans quel état est le Liban. La violence endémique contre les gens en Arabie Saoudite : cette dictature est une forme de violence inouïe. Nous ne sommes donc pas sortis de ce cycle apocalyptique. Peut-être que, s’il y avait une vraie paix dans la région, ce serait le début de la résolution de cette apocalypse. Mais nous y sommes en plein. C’est une chose cosmique, pratiquement métaphysique. La poésie seule peut affronter ce paroxysme – dans un excès de pensées, d’émotions, de visions.
Je suis heureuse que Pierre Audi et Samir Odeh-Tamimi transforment L’Apocalypse arabe en théâtre musical. Personnellement, j’aime que la poésie et la musique se retrouvent, que les arts en général se retrouvent : qu’il y ait par exemple des fragments de poème ou de prose sur les murs d’un musée pendant une exposition. La collaboration des arts est une chose intéressante. Il en existe toute une tradition en Occident. Même les psaumes ont été mis en musique dans le monde protestant, c’était un mouvement très fort. D’ailleurs en grec ancien, le mot tragédie est devenu un mot courant, ôidê’, qui veut dire chanson. C’est très émouvant d’entendre la poésie mise en musique. Dans le monde arabe contemporain, Mahmoud Darwich a été beaucoup interprété par le chanteur et musicien libanais Marcel Khalifé. Il a été chanté, il l’est toujours. Et ça, c’est beau. Que la poésie soit chantée la sert beaucoup.

Propos recueillis par Timothée Picard le 11 juillet 2020