HOMMAGE DE PIERRE AUDI À KAIJA SAARIAHO

Au festival
jeudi15juin 2023

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ELLE NE SE COMPORTAIT PAS COMME UNE COMPOSITRICE : ELLE SERVAIT L’ART.

De la mise en espace de la première néerlandaise de L’Amour de loin au début des années 2000 à la création d’Innocence au Festival d’Aix-en-Provence en 2021, en passant par la commande d’Only the sound remains pour l’Opéra d’Amsterdam en 2015, Pierre Audi a noué sur plus de deux décennies une relation privilégiée avec l’œuvre et la personne de Kaija Saariaho. Il lui rend hommage dans cet entretien, dessinant le portrait d’une artiste à la fois foncièrement libre et parfaitement en prise avec son temps, d’une œuvre empreinte de mystère et de sérénité, qui a su conquérir un large public sans jamais se détourner de ses fondamentaux.

En hommage à Kaija Saariaho, disparue le 2 juin dernier, le programme du concert du London Symphony Orchestra dirigé par Susanna Mälkki, jeudi 20 juillet 2023 au Grand Théâtre de Provence, ouvrira par sa pièce Lumière et Pesanteur, d'après la « Huitième station » de La Passion de Simone, œuvre que la compositrice appréciait particulièrement.

 

DANS QUELLES CIRCONSTANCES EST NÉ VOTRE LONG COMPAGNONNAGE AVEC L’ŒUVRE ET LA PERSONNE DE KAIJA SAARIAHO ?

Je ne me souviens pas exactement des circonstances dans lesquelles ce compagnonnage a commencé. J’avais assisté à L’Amour de loin à Salzbourg en 2000 et trouvé la production impressionnante – cette musique qui était comme une espèce de grand geste. Si j’étais entré dans cet univers, c’est aussi en raison du livret d’Amin Maalouf, qui résonne avec mes origines et évoque le temps des croisades : un sujet auquel j’ai consacré ma thèse et qui est demeuré très important pour moi. Toutefois, quelque chose me dérangeait sans que je sache précisément quoi ; la fresque musicale à laquelle j’avais assisté me laissait comme un goût d’inachevé et quelque chose me travaillait.

Mon arrivée à la tête du Holland Festival m’a permis d’en savoir plus. J’ai en effet pu profiter d’une reprise de cette production à Helsinki pour travailler avec Susanna Mälkki et la seconde distribution à une autre mise en scène, beaucoup plus simple, qui deviendrait donc la première néerlandaise de cette œuvre. C’est en la mettant en scène que j’ai compris pourquoi j’avais eu ce sentiment d’inconfort face à la production salzbourgeoise de Peter Sellars, en dépit de ce qu’elle pouvait avoir de magnifique – notamment par la scénographie de George Tsypin, un artiste avec lequel j’avais collaboré et que je connaissais très bien. Ce qui est ressorti de manière éclatante de cette expérience, c’est le caractère proprement miraculeux du travail opéré par Kaija sur le livret, beaucoup plus proche du texte et de la narration que ce que j’avais imaginé jusqu’alors – à Salzbourg, j’avais eu l’impression au contraire que la musique noyait le texte –, me rapprochant ainsi fortement de ce que j’avais pu expérimenter avec Monteverdi. Si d’emblée Kaija m’est apparue comme une grande compositrice, c’est en effet qu’il m’a semblé qu’elle descendait en droite ligne du père de l’opéra. Ce fut pour moi comme une révélation, qui a été à la racine d’une proposition de mise en scène très différente.

À partir de ce moment, et me rendant compte que l’œuvre de Kaija pouvait donc facilement prêter le flanc à des mises en scène en trompe-l’œil la déroutant de son essence véritable, j’ai réussi à me frayer un chemin vers elle me permettant de mieux la comprendre et de respecter le cœur de son travail – qui est donc dans cette très grande proximité avec le texte : sa musique est certes une architecture qui entoure le texte à la manière d’un mobile pouvant tourner à 360 degrés et dont on peut faire ressortir tel ou tel détail mais, avant toute chose, elle part du texte et revient au texte. Peter Sellars était sans aucun doute très conscient de l’orientation qu’il avait prise ; et s’il est venu voir ma proposition, c’est qu’il savait que ce serait celle qu’il n’avait pas faite : celle du texte d’Amin avec la musique de Kaija. Curieusement, Robert Lepage a poursuivi au Met dans la même veine que Sellars : c’était une production forte sur le plan visuel mais qui passait en fait à côté de l’histoire. Or le fait d’avoir découvert que cette œuvre fonctionnait très différemment que ce que les premières productions semblaient avoir révélé m’a amené à nouer une relation très singulière à celle-ci, à la fois comme metteur en scène et comme programmateur. Tel fut donc le fer de lance de notre compagnonnage, qui a commencé avec cette relecture critique de L’Amour de loin et s’est terminé avec Innocence.

POUVEZ-VOUS RAPPELER L’ORIGINE D’INNOCENCE : SON DERNIER OPÉRA CRÉÉ AVEC LE SUCCÈS QUE L’ON SAIT AU FESTIVAL D’AIX-EN-PROVENCE EN 2021 ?

De cette première expérience bouleversante est sortie toute une série de projets ; et, après avoir donné aux Pays-Bas sa première œuvre lyrique, il m’a semblé logique de lui commander un opéra pour Amsterdam. Ce fut Only the sound remains, une œuvre complètement différente, sur un texte d’Ezra Pound, avec Philippe Jaroussky. Puis, bien sûr, il fallait que Kaija soit programmée à Aix : elle et George Benjamin sont les deux compositeurs auxquels j’ai immédiatement pensé quand j’ai été nommé à la tête du Festival. J’ai alors repris en main un projet qui avait été lancé puis laissé en souffrance, et décidé de le programmer en 2020, qui était l’année de ma deuxième édition. Il a toutefois fallu traverser la crise du Covid, le mener le plus loin possible en 2020 afin de pouvoir le sortir en 2021.

Cette épreuve a été plus difficile que nous l’aurions pensé, elle et moi, compte tenu de nos expériences d’artiste et de programmateur aguerris : il semblerait que plusieurs interlocuteurs n’aient pas anticipé tout le potentiel de cette œuvre avant qu’elle ne soit vraiment créée. Kaija et moi en avons été étonnés, attristés, et cela a ouvert une nouvelle dimension dans notre relation. Elle pouvait me voir davantage encore comme quelqu’un qui soutenait inconditionnellement sa musique. Je n’étais pas le seul, certes, mais elle a vu à ce moment-là que j’étais en colère, que je n’allais pas accepter que ce projet ne se fasse pas. Je me suis vraiment battu pour elle et pour le Festival ; je n’aurais peut-être pas dû mais ce projet était tellement beau ; la réussite et l’accueil du public m’ont par la suite donné raison.

Mais la traversée de cette épreuve nous a beaucoup émus, elle et moi : nous avons découvert que notre amitié était extrêmement profonde. Je me rends compte sans exagération que Kaija a été l’une des deux ou trois personnes les plus importantes dans ma vie – ce que je n’aurais pas forcément pu prédire au début des années 2000. Nous sommes passés par différentes formes de relations pendant ces 23 ans ; et, bien sûr, je suis écrasé par son décès.

Et maintenant, en repensant par exemple à cette soirée que j’ai mise en espace à l’Armory Park Avenue, qui présentait plusieurs de ses œuvres, construite avec des interprètes pour lesquels elle avait écrit ces pièces, un chef qui était dévoué à son travail depuis des décennies, Esa-Pekka Salonen, son mari, Jean-Baptiste Barrière, à qui j’ai commandé une vidéo – un rêve qu’elle espérait concrétiser un jour et qui s’est donc réalisé à New York avec un très grand succès –, je me rends compte que j’ai compris très vite – parce que je suis instinctif : tout passe chez moi par la dimension sensuelle des choses – qu’il y avait une vraie affinité entre nous.

Et j’ai donc également pu connaître son mari dans ce cadre : pas seulement comme l’homme qu’elle a aimé mais aussi comme artiste extraordinairement fin et sensible ; et ses enfants également, Aleksi et Aliisa, à la fois formés par elle et très indépendants. Et cette famille est devenue importante pour moi : j’ai appris à la connaître, à la comprendre.

Avec Innocence, le Festival d’Aix a reçu un cadeau qui a laissé son empreinte sur la qualité d’écoute et de compréhension artistique de nos équipes. En sens inverse, je pense que le Festival a été pour elle ces dernières années un havre d’amitié, de chaleur humaine. Cela prouve combien une institution comme celle-ci a besoin de ce genre d’expérience relationnelle avec un ou une artiste d’exception pour montrer ce qu’il peut offrir d’unique en tant que traducteur, réalisateur, conducteur, producteur, etc., d’un désir créatif. L’aventure avec Kaija a certainement représenté cela pour nous.

QUELS SONT SELON VOUS LES TRAITS LES PLUS SAILLANTS DE CETTE PERSONNALITÉ ARTISTIQUE SI TOUCHANTE ET SINGULIÈRE ?

Ces dernières années – surtout les deux qui viennent de s’écouler –, j’ai beaucoup réfléchi à son œuvre. J’ai essayé de comprendre ce qu’elle faisait exactement. C’était un travail très personnel : elle ne se comportait pas comme une compositrice : elle servait l’art. Elle en parle beaucoup dans ses interviews et, quelquefois, quand les gens s’expriment sur ce sujet, cela peut sembler très général ou prétentieux ; c’est quelque chose qu’il semble difficile de toucher – surtout aujourd’hui où l’art n’est pas nécessairement valorisé, où il peut apparaître comme quelque chose de désuet ou de peu important. Mais elle y tenait absolument et je comprends pourquoi : parce qu’elle peignait avec son instinct, son cœur, son âme, et c’est cela qui comptait, c’est cela qui a formé son univers musical. Elle était au courant de tout, curieuse de tout, mais elle avait quand même un parcours à elle.

Un trait fascinant de Kaija est qu’elle s’est constamment réinventée. Pas pour le plaisir ou devoir de le faire, mais parce qu’à chaque fois sa méthode a été de partir du texte, qui exigeait une musique différente. Bien sûr, il y a comme un parfum qui revient œuvre après œuvre mais, avec ses opéras, elle a prouvé que chaque expérience artistique possède ses règles et exigences propres, et que son travail de poète de la musique était de trouver une alchimie, une traduction faite sur mesure, et non de partir de l’œuvre ou du succès d’avant pour en déduire celui d’après. Cette qualité, évidente à l’opéra, se retrouve par ailleurs dans toute sa musique – même s’il y a bien sûr des sources d’inspiration intangibles comme la nature, le cosmos ou une certaine conscience de la force du destin.

L’autre constante est qu’elle aimait les aventures intimes, écrire pour des interprètes spécifiques qui pouvaient l’inspirer. Je pense que c’était cela, le moteur : qu’elle a beaucoup procédé ainsi dans sa vie. Sa dernière œuvre a été écrite pour un trompettiste, par exemple.

QU’ENTENDEZ-VOUS PAR FORCE DU DESTIN ?

Quelque chose d’inexorable est à l’œuvre dans L’Amour de loin ou Innocence qui, par-delà un cheminement labyrinthique, mène à un paroxysme dramatique qu’elle a su exprimer sans didactisme ni compromission de son langage. Elle dit par là implicitement quelque chose de sa propre mortalité. Les artistes sont sensibles à la mortalité plus qu’on ne le croit ; exprimer cette force du destin à travers son œuvre, c’est pour elle formuler l’hypothèse qu’elle pourrait continuer à exister au-delà de son « existence mathématique » sans pour autant avoir la moindre certitude que cette œuvre lui survivra. 

Ce sens de la force du destin m’a ainsi été rappelé quand, au moment de la commande d’Innocence, elle m’a dit que ce serait son dernier opéra. Et cela, bien avant sa maladie. Je me suis demandé pourquoi elle disait cela et, à l’époque, je l’avais traduit en ces termes : d’une part, l’effort exigé est trop grand pour elle ; d’autre part, le thème et ce qu’elle allait en faire étaient suffisamment satisfaisants à ses yeux pour sentir qu’avec cette œuvre elle pourrait prendre congé non peut-être de la musique en général mais au moins de l’opéra.

Je n’ai jamais parlé de religion avec Kaija ; j’aurais voulu mais je ne l’ai pas fait. Peut-être justement parce qu’il émanait d’elle une spiritualité et sérénité telles que je n’avais pas besoin de parler de croyance – de vie et de mort – avec elle. Dès la première note que j’ai entendue de sa musique, j’ai senti quelqu’un qui, naturellement, se plaçait à une altitude très élevée – sans être pour autant détachée du réel, auquel elle donnait dès lors une dimension universelle. Tel était son instinct et il n’est pas possible de travailler ainsi si on n’a pas une nature sereine : on doit être né avec cette sérénité, être habité par ce cadeau qui est de rester naturellement au-dessus des choses tout en se comportant de manière extrêmement humble.

Inévitablement, cela s’entend dans sa musique, dans sa façon de parler des projets, dans ses relations avec d’autres artistes. Cela aurait pu avoir quelque chose d’ennuyeux – de fade et désincarné ; chez elle, au contraire, cela se déclinait de manière riche et brillante : elle adorait les couleurs. Elle ne s’est jamais ennuyée en tant qu’artiste ; elle a pris beaucoup de plaisir et ça s’est ressenti. C’était une sérénité très vivante, très active, pas du tout statique.

SERÉNITÉ SEMBLE UN MOT TRÈS JUSTE POUR PARLER D’ELLE – À LA CROISÉE ENTRE L’ESTHÉTIQUE, L’ÉTHIQUE, LE SPIRITUEL…

Son œuvre est profondément personnelle. Elle n’a pas cherché à bouleverser l’histoire de la musique. Ce n’est pas une théoricienne qui cherche à démontrer des théories ou défendre un point de vue politique. Il y a toujours dans son œuvre comme dans celle de Monteverdi quelque chose de shakespearien, de mystérieux. Le mystère y est très important. D’abord au sens médiéval de geste dramatique ou musical s’apparentant à un rituel : c’est très fort dans sa musique. Mais aussi au sens de mystère de la vie et de la mort – sans que cela ne soit jamais pessimiste ou macabre. Au contraire, cela peut être joyeux : il y a même des œuvres de Kaija qui ont de l’humour. Elle considérait l’art comme une licence permettant d’exprimer le mystère de soi, des relations avec ses proches, de nos vies ou d’un monde qui, depuis le début de l’humanité, est fait à parts égales d’amour et de haine et ne fonctionne pas : un monde qui ne peut contrôler son destin.

Je l’admire pour avoir su constamment transcender tout type de pression et sculpter son parcours d’artiste dans une masse de critères imposés par le monde extérieur qui ne correspondaient pas forcément à sa façon de rêver et de s’exprimer. J’espère que son exemple aura aidé une nouvelle génération d’artistes assaillie par des paramètres qui semblent s’imposer à eux comme les seuls moyens d’exister en tant qu’artiste aujourd’hui. Kaija n’en avait pas besoin : elle a montré que c’est à l’intérieur de soi-même que, tout en écoutant le monde extérieur, il faut chercher sa propre voix / voie ; et peut-être que cela se manifeste différemment de la matière que l’on exprime en tant qu’artiste, et que la distinction entre les deux est importante.

Il y eut des artistes qui, comme Luigi Nono, « se sont mis sur des rails de chemin de fer » : ils ont défendu un point de vue politique mais l’ont concilié avec la poésie. Il y en a très peu. Luigi Nono en est peut-être le plus grand exemple du XXe siècle : il a mis son rôle de poète du son avant son engagement, il a juxtaposé les deux, mais il est resté égal à lui-même et le résultat de ce travail, c’est une œuvre empreinte d’une très grande humanité – preuve que c’est possible. Les grands compositeurs nous ont transmis différentes leçons. La magie de Kaija, c’est d’avoir trouvé également dans son rapport à la nature, à la société, sa propre façon d’exister – sans que ce soit là le facteur principal de fabrication de sa musique. Le processus de fabrication se fait ailleurs, dans l’âme de la personne, dans son instinct : c’est pour cela que c’est une grande compositrice à mes yeux.

ET COMMENT DÉCRIRIEZ-VOUS SON LANGAGE MUSICAL ?

Si je devais caractériser sa musique en me référant à un autre domaine, je dirais que ce n’est pas quelqu’un qui peint à l’huile. C’est de l’aquarelle ; ce sont des gouaches avec des accents et des surprises. Ce n’est pas quelqu’un qui fait de la sculpture mais qui a besoin d’exprimer la musique par une architecture de couches. Elle a développé une expertise lui permettant de construire un univers bien à elle, qu’elle a enrichi ensuite en allant à l’Ircam, où elle a découvert la musique électronique.

Je n’ai pas eu d’occasion de réentendre Innocence pendant toute l’année qui a suivi la création. Je suis donc allé à Covent Garden pour la reprise. Auparavant, j’ai voulu dire au revoir à Kaija car je savais que c’était la fin. J’ai été ému de la revoir : elle ne parlait plus mais c’était toujours bien elle. En réécoutant l’œuvre, je me suis rendu compte de quelque chose qui ne m’avait pas autant frappé à Aix : l’importance du chœur. J’ai découvert avec beaucoup d’intérêt qu’il représentait pour le drame une caisse de résonance importante.

La musique de Kaija exige de prendre des décisions sur ce qui doit être à l’avant-plan, s’estomper, revenir. C’est cela qui est beau et original dans cette musique. Innocence va voyager dans le monde entier – aussi sur le plan musical. La version d’Helsinki était différente de celle de Londres non parce que les interprètes sont plus ou moins bons mais parce que cette musique « bouge ». Elle a en effet une façon propre d’exister en trois dimensions. Si bien que l’on peut à chaque fois redécouvrir l’œuvre selon des perspectives différentes : un trait très original que l’on retrouve dans tous ses opéras. Et c’est ce qu’a d’ailleurs parfaitement compris Simon Stone dans sa mise en scène – avec ce décor qui tourne sans cesse.

Par ailleurs cette musique n’a rien de « high tech ». Elle et Jean-Baptiste travaillaient « à la main » : ils conservaient dans leur manière de faire quelque chose de très artisanal, pour que cela reste « humain ». Ils évitaient que cela prenne la forme d’une aventure où l’électronique se placerait du côté artificiel des choses.

Généralement, on ne comprend pas les compositeurs. Les autres types d’artistes, on voit concrètement ce qu’ils font. Un compositeur – cette figure qui écrit des hiéroglyphes sur un papier que d’autres interprètent ensuite –, on n’arrive pas à savoir exactement ce que c’est ; cela peut faire peur. Un compositeur travaille le son, le texte, il crée un amalgame mystérieux qui accroche plus ou moins l’oreille. Parfois pas, parce que c’est difficile et pas nécessairement beau. Ou bien l’oreille accroche parce que c’est beau mais sans que l’on sache nécessairement pourquoi. Être compositeur – de musique « classique » : je ne dirais pas la même chose pour une musique de grande consommation –, être un artiste qui travaille à des commandes à partir d’un désir créatif exprimé librement, est un métier difficile à comprendre pour la majorité des gens.

La magie de Kaija – elle ne s’y attendait pas parce qu’elle ne l’a pas fait exprès – a été que le monde musical qu’elle a suscité, l’univers vers lequel elle est allée instinctivement, relevait certes de la musique contemporaine mais était en même temps compréhensible, de sorte qu’elle a fasciné un public plus large que celui que cette musique attire habituellement. Sa manière de faire l’a aidée à établir progressivement son vocabulaire, sa notoriété, et je pense qu’elle a trouvé dans l’opéra un levier permettant à son instinct musical d’être encore plus utile. Elle l’a mis au service d’un texte et a pris conscience que le théâtre était pour elle d’une grande importance ; elle s’y est alors consacrée avec beaucoup d’intégrité et d’enthousiasme. Ainsi, elle a inventé quelque chose : elle nous a offert un monde unique et rare – qui est le résultat de sa façon de faire à la main, d’être indépendante dans sa manière de rêver.

QUELLE POSTÉRITÉ IMAGINEZ-VOUS POUR SON ŒUVRE ET COMMENT SOUHAITEZ-VOUS Y CONTRIBUER ?

La postérité des œuvres est quelque chose que l’on ne peut malheureusement pas prédire ; la destinée de la musique contemporaine en général s’est d’ailleurs complexifiée. Des indices récents, comme par exemple la réorientation de la programmation du Met en faveur de la création contemporaine, donnent l’impression que, soudain, un grand voile va se lever : que le présent va être libéré du poids du passé, et qu’enfin le compositeur d’aujourd’hui va être valorisé comme il le mérite. Mais cette impression est fausse et dangereuse. Certes, il peut sembler heureux qu’il y ait davantage d’opéras en création aujourd’hui ; mais c’est en réalité le plus ou moins grand degré de liberté du compositeur, de maîtrise du trajet que son aspiration profonde l’amène à suivre, qui vont déterminer sa postérité. Ce n’est pas parce que l’on compose sur commande, en réaction à, dans le flux d’une mode, ou en passant victorieusement la moulinette du marketing, que l’histoire de la musique va en être durablement marquée ou connaître un nouveau départ. Au contraire, cela risque même d’affecter l’appréciation de compositeurs qui ne sont plus là. Et qu’il faut écouter – surtout lorsque certains d’entre eux ne l’ont pas été assez.

Kaija a certes connu d’éclatants succès, mais elle mérite maintenant de s’ancrer dans le répertoire : d’être présente à travers des productions commandées à des artistes capables de transmettre la beauté et la pertinence mystérieuse de ce qu’elle a osé faire. Cette question reste ouverte : maintenant qu’elle n’est plus là – au-delà du fait qu’elle ne soit plus là –, j’interroge ma position en tant que programmateur et qu’artiste par rapport à cette œuvre si importante et singulière.

Propos recueillis le 3 juin 2023 par Timothée Picard,
Dramaturge et conseiller artistique du Festival d’Aix-en-Provence