CENTENAIRE PIERRE BOULEZ (1925-2016) : HOMMAGE À UNE FIGURE TUTÉLAIRE DU FESTIVAL D’AIX
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Cet été, le Festival met à l’honneur l’une des figures artistiques emblématiques de son histoire artistique et institutionnelle : Pierre Boulez (1925-2016), dont on célèbre cette année le centenaire de la naissance. Compositeur, chef d’orchestre, théoricien de la musique ou encore conseiller artistique, Boulez a endossé à Aix-en-Provence l’ensemble des fonctions du musicien et de l’homme politique qu’il était devenu dans le milieu culturel. Le Festival lui rend hommage cette année à travers un concert du quatuor Diotima qui interprète son fameux Livre pour quatuor, et deux conférences inédites sur l’héritage de celui qui imagina l’Académie en 1998 aux côtés de Stéphane Lissner. Les lignes qui suivent retracent le parcours fondateur de Pierre Boulez en soulignant son action en faveur de la musique contemporaine, la création visionnaire de l’Académie sous son égide et sa présence comme directeur musical de plusieurs productions marquantes.
PROMOUVOIR LA MUSIQUE CONTEMPORAINE ET LES AVANT-GARDES
Le Festival d’Aix a forgé sa renommée depuis sa fondation en 1948, tant pour l’excellence de ses productions lyriques que pour sa vocation à promouvoir la musique contemporaine ; c’est ici que la carrière de Pierre Boulez croise l’histoire de l’institution, dès la fin des années 1950. Sous l’aile de son mentor, le chef autrichien Hans Rosbaud, qu’il a rejoint en 1958 en s’installant Baden-Baden, le jeune Pierre Boulez parfait sa connaissance du répertoire ainsi que de la musique contemporaine avec le prestigieux Orchestre symphonique du Südwestfunk de Baden-Baden. C’est à Aix que se joue l’un des épisodes fondateurs de sa carrière internationale de chef d’orchestre. Considéré comme le plus grand interprète de Mozart après la seconde guerre mondiale ainsi que des avant-gardes musicales, Hans Rosbaud dirige tous les opéras mozartiens aixois depuis 1948. À l’été 1959, souffrant d’un cancer du rein, il annule sa venue à Aix-en-Provence. Le chef italien Alberto Erede prend le relai pour la production de Così fan tutte, mais Boulez reprend le flambeau pour un concert du Grand Orchestre de l’Institut national de radiodiffusion belge au Parc Rambot : au programme, des fragments de Wozzeck de Berg, de la musique de Webern et de Hindemith, et la création de Rimes pour différentes sources sonores de Henri Pousseur. Le succès est au rendez-vous – il dirige à nouveau ce programme salle Pleyel à l’automne 1959 – et lance le jeune Boulez dans la direction de Stravinski, Schönberg, Bartók en remplacement de Hans Rosbaud, notamment au Festival de Donaueschingen, puis à Salzbourg et bientôt à Amsterdam.
C’est également au Festival d’Aix que Pierre Boulez présente pour la première fois en France son Marteau sans maître, en juillet 1955, quelques mois à peine après sa création à Baden-Baden, toujours avec l’Orchestre symphonique du Südwestfunk. Public habitué à découvrir des créations dans le cadre de la programmation de concerts, les festivaliers aixois et la critique internationale spécialisée apprécient l’œuvre tout autant qu’ils mesurent sa modernité révolutionnaire. En 1958, il y interprète également comme pianiste soliste sa Troisième sonate pour piano. Aix-en-Provence fait ainsi partie des premières scènes sur lesquelles Boulez endosse le costume de chef, sous l’égide bienveillante de Rosbaud, qui peut être considéré comme le premier « directeur musical » de la manifestation et le fer de lance de la diffusion de la musique contemporaine en Europe de l’Ouest jusque dans les années 1960.
Pierre Boulez revient régulièrement à Aix diriger ses œuvres, ou celles de Stockhausen, Webern, Schönberg et Stravinski à la tête de ses ensembles – d’abord le Domaine Musical, puis l’Ensemble intercontemporain. Le 20 juillet 1983, un concert donné par l’Ensemble intercontemporain sous sa direction remplit le Théâtre de l’Archevêché autour d’un programme Varèse – Berio - Webern - Stravinski à l’occasion d’une journée consacrée à Anton Webern – à une époque où le Festival accueille chaque été le Centre de musique contemporaine Acanthes.

Extrait du programme de salle concert de Pierre Boulez — Festival d'Aix-en-Provence 1959
1998 : PIERRE BOULEZ HOMME D’INSTITUTIONS CULTURELLES, LE RENOUVEAU DU FESTIVAL ET LA CRÉATION DE SON ACADÉMIE
À partir de 1998, Boulez joue un rôle artistique déterminant dans la construction du Festival : devenu un personnage public influent, il épaule Stéphane Lissner dans la refondation de l’institution et dans la conception de son Académie européenne de musique. Depuis leur collaboration au Théâtre du Châtelet dans les années 1990, les deux hommes nouent un lien artistique fort ; Pierre Boulez accompagne Stéphane Lissner dans sa candidature puis dans son projet pour le Festival, et d’artiste invité, il devient l’une des plus importantes figures associées à la manifestation et à sa ligne artistique. Ensemble, ils imaginent le projet inédit d’associer un lieu de formation au Festival : l’Académie propose chaque année une résidence de chant, une résidence d’instruments et une résidence de composition, destinées à de jeunes professionnels de la musique. Ces résidences doivent favoriser l’insertion de ces derniers dans le monde lyrique grâce à une immersion dans le cadre festivalier. Les « académiciens » bénéficiant de ces résidences en juin et juillet à Aix-en-Provence participent également à des spectacles du Festival. Les formats ont varié au fil des années, mais ce laboratoire de l’opéra, internationalement reconnu, naît à l’été 1998. En 2025, l’Académie renouvelle sa résidence composition en l’honneur du centenaire Boulez.
L'introduction d'orchestres et de répertoires extra-occidentaux dans la programmation du Festival constitue l'un des apports notoires de Pierre Boulez à l'identité musicale du Festival, et un volet désormais particulièrement important – en témoignent notamment l’incorporation de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée en 2014 et le développement d’un axe de programmation dédié aux musiques des traditions méditerranéennes. Dès 1999, l’Académie fait la part belle aux percussions venues des quatre coins du monde ; en 2000, les ensembles azerbaidjanais Alim Qassimov et ouzbèke Schewkat Miraëv se produisent en concert. L’Académie d’instruments, comme elle se nomme alors, explore les répertoires les plus expérimentaux (Douze machineries acoustico-végétales de François Jeanneau, Phonic Design de Daniel Tosi). Pierre Boulez dessine une programmation de concerts ambitieuse et résolument moderne, en parallèle d’un répertoire lyrique qui s’étend de Monteverdi à Péter Eötvös et Toshio Hosokawa. En plus de l’Ensemble intercontemporain, Boulez dirige les grandes formations orchestrales au concert, comme le Mahler Chamber Orchestra ou le Berliner Philharmoniker, au service de la musique contemporaine et des grandes pages symphoniques romantiques : le début des années 2000 s’affirme comme un temps fort boulézien à Aix.

Pierre Boulez dirige le Berliner Philharmoniker pour l’année de l’ouverture du Grand Théâtre de Provence — Festival d'Aix-en-Provence 2007
PIERRE BOULEZ ET L’OPÉRA : TROIS ÉVÉNEMENTS AIXOIS
Il faut enfin souligner les trois grands moments de présence de Pierre Boulez sur les scènes lyriques du Festival, où il fait un retour remarqué à la direction musicale d’opéra à partir de 1998. Le premier temps fort est celui d’une collaboration inédite avec Pina Bausch pour la mise en scène du Château de Barbe-Bleue, lors de la réouverture du Festival. Stéphane Lissner raconte comment Boulez fut l’agent d’entremise pour convaincre la chorégraphe allemande de participer au projet, rencontre de deux grands noms de la scène lyrique du XXe siècle sur la scène du Théâtre de l’Archevêché autour de la musique de Béla Bartók.
REPORTAGE LORS DE LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE DU CHÂTEAU DE BARBE BLEUE
Un autre projet particulièrement représentatif des paris esthétiques lancés par Stéphane Lissner et Pierre Boulez au Festival est celui d’un triptyque présenté au Théâtre du Jeu de Paume et mis en scène par Klaus Michaël Grüber. Le spectacle regroupe Les Tréteaux de Maître Pierre de Manuel de Falla, Renard de Stravinski et le Pierrot Lunaire d’Arnold Schönberg. Conçu sans entracte, et cousu entre les trois œuvres des Pièces pour clarinette de Stravinski, ce triptyque mêle toutes les dimensions de l’art théâtral, entre spectacle de cabaret et de marionnettes. La chanteuse Anja Silja incarne avec poésie un Pierrot polymorphe et mourant, accompagnée par l’Ensemble intercontemporain qui livre une version des plus raffinées de chacune de ces œuvres. La première représentation à l’été 2003 se déroule en plein conflit social sur le statut de l’intermittence : Pierre Boulez conduit à son terme une représentation sous tensions, avant l’annulation de l’édition du Festival. La reprise en 2006 est couronnée de succès.
L’édition 2007 marque le dernier passage à Aix de Pierre Boulez, pour l’un des spectacles les plus mémorables : à la tête du Mahler Chamber Orchestra, il dirige De la maison des morts, production pour laquelle Stéphane Lissner parvient à faire ressusciter le duo du Ring de Bayreuth avec Patrice Chéreau (1976-1980). Leurs retrouvailles autour de l’œuvre de Leoš Janáček est un triomphe total ; le travail scénique et musical de ces deux monuments de leurs disciplines, réalisé en totale collaboration, offre un spectacle virtuose et bouleversant sur l’univers carcéral. La musique de Janáček prend une ampleur inédite avec le Mahler Chamber Orchestra dirigé par Boulez, tandis que Patrice Chéreau recompose avec virtuosité un univers évoquant des camps de concentration et parvenant à traiter avec une finesse sans égale le nombre pléthorique de prisonniers. Christian Merlin note dans sa biographie du compositeur :
Au rideau final, lorsqu’ils viennent saluer, on s’attendrait à voir le chef de 82 ans et le metteur en scène de 63 ans les traits creusés par tant de concentration et d’intensité : ils sont au contraire rayonnants et légers, tout simplement heureux du travail accompli dans le même esprit de rigueur et de simplicité.
REPORTAGE SUR DE LA MAISON DES MORTS DE CHÉREAU ET BOULEZ
De la propulsion sur la scène internationale de Pierre Boulez comme chef d’orchestre à sa consécration dans des productions lyriques cultes, le Festival a été une institution clé dans la carrière du musicien, qui a par la suite contribué à en définir les lignes directrices pour le XXIe siècle en tant que proche collaborateur artistique et instigateur de l’Académie.
EN SAVOIR PLUS SUR LA CÉLÉBRATION DU CENTENAIRE BOULEZ
Anne Le Berre

Barbe Bleue (Pierre Boulez / Pina Bausch), Théâtre de l’Archevêché — Festival d'Aix-en-Provence 1998 © Elizabeth Carrechio

Pierre Boulez dirige l’Ensemble intercontemporain et Anja Silja au Théâtre du Jeu de Paume dans Tryptique créé au Festival en 2003 et repris en 2006 — Festival d'Aix-en-Provence © Elizabeth Carrechio

