Ranine Chaar, une KalÎla porteuse de sens
Partager
Chanteuse, comédienne, star du petit écran : difficile de ranger Ranine Chaar sous une seule étiquette – si ce n'est peut-être celle de l'amour de la musique. Toujours en quête de nouvelles expériences artistiques, elle fait cet été ses débuts lyriques en incarnant Kalîla dans l'opéra Kalîla wa Dimna de Moneim Adwan, en création mondiale au Festival d'Aix. Rencontre avec une artiste passionnée.
Comment te définirais-tu, en tant qu’artiste ?
Avant d’être chanteuse, je suis surtout musicienne et mon instrument, ce sont mes cordes vocales ! J’aime écouter la musique autant que j’aime la chanter. C’est ma vie, mon moyen d’exprimer toutes ces choses qu’il n’est pas toujours possible de dire avec des mots. Je le dis d’ailleurs souvent : la musique, c’est ma voix et mon silence… c’est ma foi. Je chante dans plus de 13 langues, et dans plusieurs styles : jazz, fado, flamenco, chant classique arabe, musiques ethniques… J’y vois une manière de faire passer des émotions venues de différentes expériences. Et pour moi, être un artiste, c’est tout expérimenter !
Comment ton expérience personnelle nourrit-elle ton interprétation du rôle de Kalîla ?
On a vécu au Liban plusieurs guerres et ce n’est pas terminé : encore maintenant, nous vivons dans cet état d’injustice qui est le résultat de tous ces conflits. Alors oui, l’histoire de Kalîla, qui parle du pouvoir politique, de la corruption et de comment l’ambition personnelle peut faire souffrir tout un peuple, ça me concerne ! C’est pour ça que j’ai dit oui. En même temps, il y a des moments où je suis obligée de garder une certaine distance par rapport à mon histoire personnelle, sinon l’émotion me dépasse. Cette expérience fait partie de moi, je n’ai pas besoin d’aller chercher bien loin dans mon imagination : toute cette charge émotionnelle est là et ne demande qu’à sortir. C’est en tous cas ce dont je fais l’expérience avec le rôle de Kalîla.
Pour toi, qui est Kalîla ?
Si Kalîla est bien un personnage dans le livret, pour moi, elle est avant tout un symbole, celui de la nation opprimée. Il y a chez elle cette ambivalence, ce sentiment d’injustice mêlé de culpabilité qui caractérise les peuples qui vivnet sous un joug tyrannique. On s’en veut toujours d’être impuissant, d’aspirer à la liberté sans parvenir à la réaliser ; de la même manière, même si Kalîla fait tout son possible pour freiner son frère Dimna, elle se sent coupable lorsque le poète Chatraba est exécuté…. On peut aussi voir en elle le pendant « positif » du duo Kalîla & Dimna – d’ailleurs, le fait que ce soient des jumeaux n’est pas anodin ! Ils symbolisent les deux parties qui se trouvent dans chaque être humain, le Ying et le Yang, la voix de la paix, de la justice et de la révolution (Kalîla) d’une part, celle de la faim du pouvoir (Dimna) d’autre part… J’aime beaucoup mon personnage. Je me disais même, l’autre jour, que si j’avais une fille je l’appellerais sans doute Kalîla !
Quel a été pour toi le plus grand challenge dans cette prise de rôle ?
La musique et le texte sont très riches : il y a de la tristesse, de l’humour, de la violence, de la réflexion, de l’amour… Dans beaucoup de scènes, je dois aussi me situer à la fois dans le présent de l’action et dans le passé de la narration. Arriver à exprimer toutes ces choses, de manière claire, c’est un vrai défi ! Surtout dans les parties parlées, où je ressens particulièrement le fait que le français ne soit pas ma langue maternelle… Quand je joue en arabe, tout est fluide, je suis plus vive, plus libre, l’émotion passe directement. Et c’est normal… En français, cela me demande beaucoup de travail pour retrouver cette aisance, même si les émotions restent les mêmes. Et jouer face à des Français représente une pression supplémentaire, d’autant plus que si je suis connue dans mon pays, ici, je suis nouvelle sur scène !
Une journée de Ranine Chaar au Festival d’Aix, ça ressemble à quoi ?
Je vais tous les jours au Théâtre du Jeu de Paume pour les répétitions, où nous travaillons très dur. Je profite ensuite de mon temps libre pour me promener à vélo en fin d’après-midi. Je n’aime pas les grandes villes, mais une ville comme Aix-en-Provence est juste de la bonne taille ! J’adore me perdre dans les superbes villages alentour, dans cette Provence que je découvre et que je trouve si belle : je suis littéralement tombée amoureuse de Saint-Rémy, de Lourmarin où Camus a vécu ses derniers jours… Le soir, je cuisine beaucoup, je vois des amis, je vais au cinéma – c’est simple, j’ai vu tous les films à l’affiche depuis que je suis arrivée. J’essaie aussi d’assister à tous les concerts du Festival et bien sûr, j’étudie énormément pour préparer mon rôle. En gros, ma vie aixoise, c’est beaucoup de travail, mais aussi beaucoup de moments de plaisir dont je profite pleinement !
Est-ce que cette expérience fait naître en toi d’autres envies ?
J’aimerais participer à d’autres opéras, expérimenter encore d’autres rôles ! Mais il ne s’agit pas juste de chanter de l’opéra : ce que je veux, c’est participer à des projets où je sois à ma place, et donner le meilleur de moi-même.
Pourquoi faut-il aller voir Kalîla wa Dimna ?
Parce que c’est une histoire qui nous parle du monde d’aujourd’hui ! Nous vivons dans un monde en plein bouleversement et si nous continuons à rester passifs, nous courons au désastre. Or c’est justement de ça que parle Kalîla wa Dimna : de l’importance qu’une parole s’élève pour réagir et faire changer les choses. Il y a un proverbe en arabe qui dit : « celui qui n’ouvre pas la bouche pour défendre la justice, c’est un Satan muet. » Dans Kalîla wa Dimna, il y des artistes venus de différents pays, avec différentes mentalités, différentes cultures, mais nous nous sentons tous très solidaires. Nous travaillons de tout notre cœur, avec un investissement total, parce que nous sentons que ce projet est important. Ce n’est pas seulement une aventure artistique, c’est aussi une aventure humaine ! Je crois que c’est une chose que pourront ressentir les spectateurs, et que ce spectacle pourra leur donner ne serait-ce qu’un petit aperçu de ce qui se passe dans le monde…
Propos recueillis par Marie Lobrichon le 14 juin 2016