[ BALLETS RUSSES ] QUAND TROIS PARTITIONS GRANDIOSES RENCONTRENT LES SORTILÈGES DU CINÉMA
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BALLETS RUSSES CONTEMPORAINS : UN ART TOTAL RENOUVELÉ
L’Oiseau de feu (1910), Petrouchka (1911), Le Sacre du printemps (1913) : l’histoire de ces trois partitions mythiques d’Igor Stravinski est indissociable de celle de l’illustre compagnie des Ballets russes fondée par un imprésario de génie, Serge de Diaghilev. Phénomène culturel primordial de la première moitié du XXe siècle (déployé plus précisément entre 1907 et 1929), celle-ci va renouveler radicalement la rencontre entre musique, danse et arts de la scène, en engendrant une série de créations d’art total époustouflantes. Les premières années du Festival d’Aix-en-Provence ont été profondément marquées par cette aventure artistique sans précédent. En faisant venir auprès de lui plusieurs collaborateurs des Ballets russes, en sollicitant par ailleurs les plus grands peintres et chorégraphes de son temps, Gabriel Dussurget a souhaité en perpétuer l’esprit à Aix. C’est dans un rapport de filiation mais avec l’imaginaire et les moyens technologiques du XXIe siècle que le Festival a imaginé ce projet inédit en forme d’hommage. Trois commandes, passées à trois cinéastes de renom, Rebecca Zlotowski, Bertrand Mandico et Evangelia Kranioti, proposent de libres rêveries éclairant sous un nouveau jour les relations entre fable, musique et image, dans le prolongement des innovations majeures de Diaghilev. L’histoire merveilleuse de L’Oiseau de feu inspire Rebecca Zlotowski, qui replonge dans les rushs de son film Planétarium, quand Bertrand Mandico explore la veine grinçante et douce-amère de Petrouchka ; Evangelia Kranioti propose quant à elle avec Le Sacre du printemps une illustration magistrale de l’anthropocène et des terribles dommages infligés par l’Homme à la Nature.
L’OISEAU DE FEU – REBECCA ZLOTOWSKI
Nourrie par des études de lettres, de musique et de cinéma dans les écoles les plus prestigieuses, Rebecca Zlotowski s’affirme comme une réalisatrice incontournable de sa génération, récemment en compétition à la Mostra de Venise pour son cinquième film, Les Enfants des autres. Rapidement saluée par la critique – Belle Épine obtient le prix Louis-Delluc et le prix du Syndicat français de la critique du meilleur premier film –, sa filmographie met notamment en scène des personnages féminins bouleversants, portés par une force intérieure saisissante. La réalisatrice a délivré avec Planétarium (2016) une fable sur la puissance d’illusion du cinéma : le film raconte l’histoire d’un producteur de l’entre-deux-guerres que deux sœurs spirites, incarnées par Natalie Portman et Lily-Rose Depp, mettent en contact avec les ombres de son passé, qu’il n’a de cesse, dès lors, de vouloir fixer sur la pellicule. La bande-son accordait alors une place primordiale à une page célèbre de L’Oiseau de feu, la « berceuse », moment crucial durant lequel l’oiseau merveilleux rompt l’enchantement fatidique. Lorsque le Festival d’Aix a proposé à Rebecca Zlotowski de collaborer à ce projet, cette dernière a eu l’intuition soudaine que la fable et la musique de Stravinski n’avaient pas été convoquées par hasard dans son film mais qu’elles en recelaient quelque chose comme la vérité profonde, qu’elle se devait dès lors de continuer à traquer. Explorant les rushs inédits de Planétarium, elle fait à présent de l’oiseau de feu prenant son envol dans cette immense chambre obscure qu’est le Stadium de Vitrolles une allégorie de la grandeur et des misères du cinéma ambitionnant de saisir l’insaisissable.
PETROUCHKA – BERTRAND MANDICO
Formé à l’École de cinéma d’animation des Gobelins, Bertrand Mandico a réalisé une multitude de films, tout format, primés et diffusés dans de nombreux festivals. Après son long-métrage, Les Garçons sauvages — présenté à la Mostra de Venise en 2017, puis Prix Louis-Delluc du premier film 2018 —, et après After Blue — présenté en compétition en 2021 au festival de Locarno —, sa dernière réalisation, Conann, fait partie de la sélection de la Quinzaine au Festival de Cannes 2023. Bertrand Mandico pratique les différentes formes artistiques avec une fluidité déconcertante, passant de la photographie, du dessin et du collage, aux performances et clips vidéo. Son esthétique très inventive mélange avec brio les influences les plus variées, dans des réalisations parfois fantastiques, queer et teintées d’érotisme, toujours emplies de multiples références cinématographiques. Pour Ballets russes, le cinéaste déplace l’histoire de Petrouchka dans le monde de la mode, mais aussi dans un contexte de ruines, entre vision apocalyptique et science-fiction : dans cet univers où l’abus fait loi, le magicien maléfique du conte folklorique originel devient ainsi une couturière démiurge, cruelle et sans vergogne. Les secousses musicales traduisent l’inquiétante étrangeté des relations entre la créatrice et ses sbires, ainsi que la maladresse des mannequins, créatures à la fois animées et inanimées, perchées sur de fins escarpins, scrutées et manipulées sans aucune précaution. Une parabole aux implicites politiques s’attaquant aux dérives du pouvoir et de la démesure, où les blessures physiques ou morales, engendrées par des relations contrariées, mènent irrémédiablement à une issue fatale.
LE SACRE DU PRINTEMPS – EVANGELIA KRANIOTI
Evangelia Kranioti est de ces artistes mystérieuses qui marquent durablement celles et ceux qui assistent à ses créations : réalisatrice et photographe grecque formée notamment à La Fémis puis au Fresnoy, se partageant entre Athènes et Paris, elle tourne son premier film, Exotica, Erotica, Etc. en 2015 à bord de bateaux marchands, saisissant dans vingt pays différents les images éphémères des marins et des prostituées des ports. Elle s’intéresse ensuite à l’icône transgenre Luana Muniz dans le documentaire Obscuro Barroco, également récompensé à la Berlinale en 2018, et explore la question migratoire en Méditerranée lors d’une exposition en 2019 aux Rencontres d’Arles, puis en tant que pensionnaire de la Villa Médicis à Rome. Dans une approche mêlant documentaire et fiction, la cinéaste dénonce dans son Sacre du Printemps le processus d’asservissement progressif de la nature qui a caractérisé toute l’idéologie de la modernité occidentale, éloignant irrémédiablement l’homme de cette dernière, tout en traquant dans le monde d’aujourd’hui, sans excès d’idéalisme, les endroits de la planète où un lien chamanique entre l’homme et la nature est encore actif. Une œuvre puissamment ancrée dans notre temps qui, du Groenland à la forêt amazonienne, et de l’Atlas marocain à sa Grèce natale, capture à l’écran les rapports de prédation au cœur du rituel saisissant du Sacre du printemps.
Le pari de cette aventure singulière réside dans le fait qu’aucun des deux arts, musique comme cinéma, ne doit assujettir l’autre : tout doit respirer, des partitions interprétées par l’Orchestre de Paris sous la direction de Klaus Mäkelä, aux films auxquels la collaboration entre les cinéastes et les équipes du Festival d’Aix insuffle une souplesse nécessaire. Ce n’est pas à l’aune de la danse ou du ciné-concert qu’il faut envisager cette production ; Ballets russes est un véritable défi humain qui réinvente l’art total et imagine un spectacle vivant multiforme.
Raphaëlle Blin, Aurore Flamion et Timothée Picard
Dramaturges du Festival d'Aix-en-Provence
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